Les temps forts de l’après-guerre froide emportèrent dans leur sillage une appréhension nucléaire adaptée : la crainte d’une économie mondialisée de la prolifération dans les années 1990 donna lieu à une surenchère apocalyptique dont on a oublié aujourd’hui la virulence autant que la démesure (5). Le risque de terrorisme nucléaire, qualifié de menace imminente dans la foulée des attentats du 11-Septembre sur le territoire des États-Unis anima sans nuances l’analyse de la première décennie du siècle (6). L’instabilité stratégique dans le Nord-Est asiatique depuis le début du siècle, qu’il s’agisse des programmes nucléaire et balistique du régime nord-coréen ou de la modernisation continue de l’outil de défense stratégique chinois, conduisit à minimiser les enjeux transnationaux au tournant de la décennie 2000. L’invasion de l’Ukraine à partir de 2014 parut le confirmer en commençant de mettre en scène l’idée d’un retour mais aussi d’une remise en cause de la dissuasion nucléaire.
La décennie 2020 n’échappe pas à la règle : en lançant une deuxième campagne d’Ukraine fin février 2022, le président de la Fédération de Russie aurait scellé que le monde est décidément entré dans un temps de périls inédits, propres à l’époque. Voici donc établi le « troisième âge nucléaire » qui serait le nôtre, fait de « piraterie stratégique » (7), de technologies « émergentes et disruptives » (8), de « surprises stratégiques » au sein d’une « architecture de sécurité » qui se serait désintégrée.
Identifier des âges nucléaires distincts pour tâcher de comprendre ce qui est à l’œuvre, ce qui travaille le fait nucléaire dans la durée, peut être utile. Or, l’écriture de l’Histoire lui donne toujours un sens en l’ordonnant. Ainsi, la présentation d’un ordre nucléaire mondial que des facteurs contemporains de désordre viendraient heurter fournit un cadre habituel : le commentaire stratégique s’y love pour tâcher de sécuriser ou de retrouver un ordre postulé comme une injonction.
Dynamique du désordre
Pour pratique que soit cette approche, elle comporte l’inconvénient d’éluder un accroc de taille : l’ordre nucléaire mondial n’existe que dans l’esprit de celles et ceux qui le postulent. L’histoire nucléaire depuis quatre-vingts ans est en effet bien davantage celle d’un ordre qui se cherche, tout comme celle des tentatives multiples pour le figer.
Initialement, l’arme nucléaire créa un désordre stratégique majeur en cela que, désormais, une seule arme emportée par un seul vecteur pouvait commettre une destruction massive par le moyen d’une attaque surprise. Couplée à la détention du secret nucléaire par les États-Unis, elle devenait l’instrument d’un déséquilibre profond entre adversaires. Dans le même temps, le théoricien fondateur Bernard Brodie formulait avec quelques autres (9) l’idée selon laquelle l’objectif stratégique de l’ère nucléaire n’est plus de gagner une guerre mais de l’éviter. Se faisant, pouvait donc s’établir un « ordre mondial » nouveau : l’arme nucléaire permettrait de réduire la probabilité de la guerre pour peu que fussent assurées les capacités de seconde frappe des adversaires. Sur le plan conceptuel, c’était une petite révolution due à une exceptionnalité technologique que renforça l’invention de la charge thermonucléaire en 1952. Facteur de désordre, l’arme nucléaire portait donc en soi la latitude de devenir un facteur d’ordre : la réflexion stratégique tout entière devenait une pensée paradoxale et le monde d’aujourd’hui en reste tributaire.
En matière de politique internationale, la notion d’ordre est toujours suspecte puisque le cadre des comportements sociaux à observer est celui d’une société spécifiquement anarchique, celle des États, encline au désordre en l’absence de domination avérée. L’on est donc tentés de définir l’ordre nucléaire mondial comme un argument d’autorité imposé par les principaux bénéficiaires d’une situation de fait qui discrimine le monde entre États dotés et États non dotés.
Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) illustre correctement que l’ordre nucléaire est d’abord le maintien d’un privilège et d’une domination par ceux qui ont fabriqué un engin nucléaire explosif et ont procédé à au moins un essai nucléaire avant le 1er janvier 1967 : États-Unis et URSS en tête, qui sont les principaux rédacteurs du Traité au milieu des années 1960. La France, par la voix de son ministre des Affaires Michel Jobert en 1973, notamment, est alors l’un des pays qui dénonce le « condominium » stratégique américano-soviétique. Le TNP tâche de figer l’histoire nucléaire stratégique et de maintenir l’ordre qu’il institue à l’aide d’une agence dédiée, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et sous le contrôle du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’ordre nucléaire n’est donc nullement un édifice de normes destinées à limiter les risques de l’âge nucléaire. Ce serait une simple définition fonctionnelle qui fait fi des rapports de puissance. La réalité est bien celle d’un ordre mondial historiquement critiqué de toutes parts, mais qui est imposé par des États qui ont au moins un bon intérêt à le maintenir.