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L’ordre nucléaire mondial

Les mêmes se voient confortés dans leur pratique depuis dix ans parce que la fonction des armes nucléaires dans les États dotés est vouée à la permanence moyennant des ajustements doctrinaux et déclaratoires, dont l’on peut citer les suivants : l’anticipation d’un détournement de la dissuasion par le terrorisme de destruction massive, y compris nucléaire, via la prise en compte du terrorisme d’État ou soutenu par un État, dans les doctrines (en convoquant notamment la discipline scientifique de la criminalistique nucléaire avec des résultats à ce jour incertains) ; l’adaptation de la posture américaine dans la Nuclear Posture Review de 2018 au scénario d’un emploi limité de l’arme nucléaire pour désescalader un conflit conventionnel ; le ciblage des centres de pouvoir ; la complémentarité entre la dissuasion par menace de représailles et par promesse d’interdiction, ou encore la perception d’un risque de « sanctuarisation agressive » par l’arme nucléaire, idée formulée dans les années 1990, que le conflit actuel en Ukraine illustre partiellement.

Une telle centralité plaiderait plutôt pour une consolidation de l’ordre stratégique existant. Crainte majeure des années 1990, la prolifération nucléaire est restée contenue à ce jour : à l’Inde et au Pakistan, dont les statuts nucléaires respectifs depuis 1998 n’ont pas affaibli le régime mondial de non-prolifération mais l’ont peut-être renforcé, s’est ajoutée la RPDC dont le statut nucléaire a progressé depuis la sortie du pays du TNP en 2003, pour s’affermir. Rien ne permet d’affirmer que le risque d’emploi de l’arme nucléaire par le pouvoir nord-coréen s’est accru, avec des arguments qui abondent dans ce sens et d’autres qui le contredisent. Le désarmement nucléaire marque sérieusement le pas, alimentant une impatience et une anxiété croissantes chez bon nombre d’États non dotés et parmi les opinions publiques occidentales. Mais il convient de rappeler que les niveaux d’armement ne décollent pas de façon significative et restent en tout état de cause très en-dessous des niveaux atteints à la fin de la guerre froide.

Pour autant, les réalités nucléaires contemporaines montrent des signes évidents de fragmentation. La dégradation du contentieux nucléaire iranien depuis 2018 a créé des conditions telles que l’Iran est de fait un État du seuil nucléaire peut-être en passe de le franchir. L’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) au mois de janvier 2021 et son adoption par 73 États à ce jour est un signe du clivage profond entre États s’agissant du statut de l’arme nucléaire dans les affaires internationales, même s’il y a peu de chances pour que l’instrument produise des effets stratégiques, aucun des États possesseurs de l’arme nucléaire ne l’ayant adopté. La centralité de la relation bilatérale américano-russe a perdu de sa valeur alors que le pouvoir chinois refuse d’intégrer une dynamique de maitrise des armements qui prendrait une forme trilatérale. La garantie de sécurité des États-Unis dans le cadre de leurs alliances en Europe et en Asie du Nord-Est est mise en doute dans les pays européens comme, de façon croissante, en République de Corée (12) et au Japon (13). Les principaux garants du régime de non-prolifération ne partagent plus l’objectif d’interdit nucléaire.

Critiquée de toutes parts mais dressée par des États qui avaient au moins un bon intérêt à sa tenue, la scène nucléaire stratégique mondiale est sujette à une instabilité dont un caractère au moins est relativement inédit : la pièce qui se joue ne convient plus à ceux-là mêmes qui en étaient les personnages principaux par le passé. À divers titres, c’est vrai des États-Unis depuis l’abandon du traité ABM (14) en 2002 ; c’est sans doute vrai de la Fédération de Russie depuis la fin du processus d’élimination vérifiée des missiles concernés par le traité FNI (15) la même année ; c’est vrai de la Chine depuis un temps plus difficile à déterminer, mais qui précède à l’évidence la montée vers le pouvoir de Xi Jinping entre 2008 et 2012. Cette spécificité du temps présent augure un proche avenir chaotique. Elle indique aussi la nécessité de repenser l’action coopérative commune hors de cadres multilatéraux non fonctionnels.

Reprenons le paradigme d’Hoffmann : l’époque contemporaine serait-elle celle de la contestation d’une hégémonie comme de la difficulté d’une autre à s’établir ? Autrement dit, la dyarchie nucléaire à l’œuvre au cours de la guerre froide ne pouvait sans doute pas se fissurer sans que le cadre nucléaire mondial ne finisse par se fissurer à son tour. Le monde reste en recherche d’un ordre nucléaire qui lui échappe parce que le fait nucléaire stratégique lui-même ne peut être durablement ordonné. Serait-ce une anomalie de l’Histoire, un moment dont la vocation serait d’être dépassé ?

Notes

(1) Paul Valéry, Vues, p. 114.

(2) Que l’on date au premier essai explosif nucléaire le 16 juillet 1945 à Alamogordo, Nouveau-Mexique, ou au premier emploi de l’arme nucléaire d’un État contre un autre le 6 aout 1945 à Hiroshima.

(3) L’expression désignait à la fin des années 1950 la perception selon laquelle l’URSS développait une capacité de missiles balistiques à portée intercontinentale plus tôt, en plus grand nombre et avec une capacité bien plus grande que celle des États-Unis, ce qui était erroné.

(4) De 1977 à 1987.

(5) Voir par exemple Jacques Attali, Économie de l’apocalypse, trafic et prolifération nucléaires, Fayard, 1995.

(6) L’expression convenue au sein de l’expertise stratégique occidentale des années 2000 était alors de ne pas se demander si le terrorisme nucléaire frapperait mais quand il le ferait.

(7) Thérèse Delpech, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob, 2013.

(8) De la même manière que le monde post 11-Septembre institua les « nouvelles menaces ».

(9) Bernard Brodie (dir.), The Absolute Weapon : Atomic Power and World Order, Ayer Co Pub, 1946.

(10) Karl Kaiser, « À la recherche d’un ordre nucléaire mondial, réflexions sur les divergences germano-américaines en matière d›énergie nucléaire », Politique étrangère, n°2, 43année, 1978, p. 145-171.

(11) Stanley Hoffmann, « Les illusions de l’ordre mondial », Esprit, n°184, aout-septembre 1992, p. 88-105.

(12) Voir, par exemple, Lee Minji, « Defense minister nominee says he is open to idea of S. Korea’s nuclear armament », Yonhap News Agency, 2 septembre 2024 (https://​en​.yna​.co​.kr/​v​i​e​w​/​A​E​N​2​0​2​4​0​9​0​2​0​0​6​0​0​0​315).

(13) Voir, par exemple, Tim Kelly, Yukiko Toyoda, « Japan PM hopeful Kono calls for US assurances to deter nuclear ambitions », Reuters, 9 septembre 2024 (https://​www​.reuters​.com/​w​o​r​l​d​/​a​s​i​a​-​p​a​c​i​f​i​c​/​j​a​p​a​n​-​p​m​-​h​o​p​e​f​u​l​-​k​o​n​o​-​c​a​l​l​s​-​u​s​-​a​s​s​u​r​a​n​c​e​s​-​d​e​t​e​r​-​n​u​c​l​e​a​r​-​a​m​b​i​t​i​o​n​s​-​2​0​2​4​-​0​9​-​09/).

(14) Traité Anti-Ballistic Missile signé par les États-Unis et la Russie à Moscou en mai 1972, caduc depuis le retrait des États-Unis en juin 2002.

(15) Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires signé entre les États-Unis et l’URSS en décembre 1987, entré en vigueur en juin 1988, caduc depuis le retrait américain d’aout 2019.

Article paru dans la revue Diplomatie n°131, « L’Asie oubliée au coeur des jeux de puissance », Janvier-Février 2025.
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