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Résurgences multiformes du terrorisme islamiste en Afghanistan et au Pakistan

((c) Xinhua)

Le retour des talibans à Kaboul en 2021 a profondément changé la donne du terrorisme, d’abord parce qu’ils ne sont plus des insurgés mais les nouveaux tenants du pouvoir qu’ils avaient perdu en 2001, ensuite parce que la carte du djihad international a beaucoup changé en vingt ans, à l’exception de ce nœud dans la région Afghanistan-Pakistan où la terreur n’a cessé d’être active et qui connait un inquiétant revivalisme depuis que Daech a quasiment disparu d’Irak et de Syrie. Mais pourquoi cette cristallisation sur l’Afghanistan ?

Repères historiques…

« Le terrorisme islamiste est né en Afghanistan », écrivait Gilles Kepel en 2004 (1). Dès 1986 en effet, Ben Laden y installe sa « base » (qaïda en arabe) à Khost, en lisière des zones tribales pakistanaises, d’où s’organise la résistance afghane contre l’occupation soviétique de 1979 à 1989. Puis, de nombreux djihadistes de cette première nébuleuse d’Al-Qaïda, Algériens, Égyptiens, Jordaniens et d’autres, retournent chez eux où ils importent leur compétence en « guerre sainte ». En Algérie, on les surnomme « les Afghans », qui participent d’ailleurs à la création du Groupe islamique armé pendant la « décennie noire » des années 1990…

Pendant ce temps, l’Afghanistan sombre dans la guerre civile jusqu’à la prise du pouvoir par les talibans en 1996 et l’association de leur chef mollah Mohammad Omar avec Ben Laden en 1998. Après l’intervention américaine de 2001 et la chute du régime taleb, la résistance à l’occupation s’organise à nouveau à partir du sol pakistanais : depuis Quetta au Baloutchistan pour les talibans afghans et depuis les zones tribales de la frontière pour les réseaux terroristes, plus proches d’Al-Qaïda, dont le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) fondé en 2005 dans l’inexpugnable agence tribale du Waziristan d’où il contrôle très vite les six autres agences et toutes les provinces afghanes adjacentes : Paktika, Khost, Nangarhar, Kunar…

Toute la ceinture tribale pachtoune transfrontalière, que l’on appelle désormais « Af-Pak », devient ainsi le nœud gordien de toutes les obédiences terroristes et une formidable machine à former, exporter et recycler les combattants du djihad international. Ainsi le Jordanien Al-Zarqawi est d’abord passé par Peshawar de 1989 à 1993 puis par Hérat en Afghanistan de 1999 à 2001, avant de fonder Al-Qaïda en Irak en 2003. Or, après sa liquidation par un tir de drone en 2006, son successeur Abou Bakr al-Baghdadi rompt avec Al-Qaïda et proclame le rétablissement du califat en 2014, sous la forme de l’État islamique en Irak et au Levant (Daech). Sa montée en puissance est fulgurante ; elle impressionne au point que des factieux du TTP créent leur propre groupe et lui font allégeance. C’est la naissance de l’État islamique – Province de Khorasan (EIPK) en janvier 2015. Mais voilà que cinq ans plus tard, il ne reste presque plus rien du vaste territoire que contrôlait Al-Baghdadi (mort en 2019). Beaucoup de ses djihadistes sont emprisonnés alors que la plupart des experts émettent l’idée, non vérifiée, qu’un grand nombre est parti en Afghanistan pour gonfler les rangs de l’EIPK, évalués à plus de 10 000 selon les sources russes, à moins de 1 200 selon les militaires de West Point et à environ 3 500 par l’ONU (2).

…et théologiques de la matrice terroriste Af-Pak

Une première boucle est ainsi bouclée, l’EIPK étant étonnamment perçu comme la branche afghane de Daech, assurant la pérennité de l’État islamique au Levant, à la fois défait mais jouant paradoxalement le rôle de « maison mère ». Et pourtant, lorsque, le 22 mars 2024, l’EIPK revendique le carnage dans une salle de concert à Moscou (145 morts), les médias semblent pris de court pour expliquer pourquoi les auteurs sont tadjiks plutôt qu’afghans et beaucoup spéculent sur les contours du territoire du Khorassan comme s’il s’agissait d’un État, encore virtuel mais aux frontières déjà définies. La même erreur avait été commise en 2014 après la proclamation du califat et, puisque les acteurs du terrorisme dans la région qui nous concerne ici sont justement l’EIPK, le TTP et Al-Qaïda, certains termes essentiels doivent être redéfinis pour comprendre la nature des résurgences du terrorismes islamiste en Af-Pak.

Tout d’abord, le djihad international récuse toujours les frontières, qu’il s’applique plutôt à déstabiliser afin d’ouvrir l’espace pour le grand califat de ses rêves (3) — c’était l’obsession d’Abdallah Azzam (1941-1989), le conseiller de Ben Laden —, qui ne peut contenir dans les limites des États définis par l’Occident (les accords de Sykes-Picot de 1916 pour la Syrie et l’Irak) mais doit englober toute la oumma, ou communauté des croyants, qui a valeur de nation. En ce sens, la traduction du premier mot de l’acronyme DAECH (al-Dawla al-Islāmiyyah fī al-Irāq wa al-Chām) par « État » est une erreur qui biaise toutes les analyses. Le sens premier de dawla est celui d’une séquence temporelle, qui indique l’alternance, le tour de rôle, selon une étude du CNRS de 2001 (4). Ainsi, lorsqu’il proclame le califat, Al-Baghdadi emploie dawla au sens de « c’est notre tour » ; il reprend le terme du discours prononcé en 749 à Kûfa pour l’investiture du premier calife de la dynastie abbasside après la chute du dernier Omeyyade : « Ô gens de Kûfa, […] nous sommes longtemps restés privés de nos droits jusqu’à ce que Allâh nous ait donné, en les gens du Khurâsân, un “parti”. Par eux, […] il a rendu manifeste notre dawla [en faisant] apparaître parmi nous un calife […], vous a fait succéder aux gens de Syrie, vous a transféré la souveraineté et la grandeur de l’islam […]. Il a octroyé […] le sens du bon gouvernement » (5). Selon la même étude, « nous sommes là en présence du sens politique de la notion de dawla comprise comme un transfert du pouvoir. Un transfert violent. […] C’est aussi cela la dawla : un tour de force ». Or, un transfert de souveraineté par abolition totale de l’ordre ancien, les Omeyyades au VIIIe siècle ou l’ordre occidental aujourd’hui, cela s’appelle une révolution ; le terme convient mieux que celui d’État et donne son sens à la proclamation d’une renaissance du califat de Bagdad qui avait régi la oumma pendant un demi millénaire, de 749 à 1258, de l’Inde à l’Andalousie.

À propos de l'auteur

Georges Lefeuvre

Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de l’Afghanistan et du Pakistan, ex-conseiller politique de l’Union européenne au Pakistan.

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