Nous avons là les éléments conceptuels de la théologie qui sous-tend les résurgences du terrorisme en Af-Pak, mais aussi un élément circonstanciel, « les gens du Khorassan » n’étant plus une nouveauté ni une mauvaise surprise puisqu’ils sont déjà cités dans le discours de 749 ! C’est en effet de la vallée du Khorassan, à l’Extrême Nord-Est de l’actuel Iran, que démarre une révolte de Persans récemment convertis à l’islam, et qui aboutit au renversement des Omeyyades. Ils forment aussitôt la garde armée du nouveau califat abbasside, sous le nom, bien explicite cette fois, de Abna al-dawla (« fils de la révolution ») (6).
La chimère d’un « grand califat » face au rêve taliban de l’Émirat islamique d’Afghanistan
L’EIPK n’a donc rien d’un État qui se serait constitué en Afghanistan voire en Tadjikistan (référence à l’attentat de Moscou). Il s’agit plutôt d’un mouvement universaliste de « révolution islamique au Khorassan », né au Pakistan dans les zones tribales, qui jouent une fois encore le rôle de matrice des groupes terroristes. Et ce n’est pas un hasard si Omar Khalid de la tribu Mohmand, cofondateur du TTP, s’est fait appeler « Khorasani » dès 2007. S’il fait sécession en 2014, c’est justement parce qu’il lui reproche d’être trop prisonnier du tribalisme pachtoune pour porter un projet universel de l’islam et du djihad. Un autre dissident le rejoint, Hafiz Saeed Khan, de l’agence tribale d’Orakzaï. Ils fondent l’EIPK et se font adouber par Al-Baghdadi en janvier 2015 (7). Ils ont retenu de leur fréquentation d’Al-Qaïda la double haine des chiites et des États-Nations qui divisent la oumma, fidèles en cela aux deux théologiens qui ont inspiré Ben Laden : le Syrien Ibn Taymiyya au XIVe siècle et le Saoudien Abd al-Wahhab au XVIIIe. L’EIPK recrute alors parmi les déçus d’un TTP affaibli par des problèmes de succession et parmi des groupes d’Asie centrale, Ouzbeks et Ouïghours… Mais surtout, il se garde bien de faire la même erreur que son mentor Al-Baghdadi, qui avait construit Daech comme un proto-État, avec sa hiérarchie, un commandement militaire, du matériel et des bureaux, autant de structures visibles pouvant être détruites.
À l’instar d’Al-Qaïda, l’EIPK préfère un mécanisme connu en botanique sous le nom de marcottage, lorsque des stolons presque invisibles se propagent loin de la plante mère et s’implantent là où un terrain fertile le permet. C’est ce qu’a fait Al-Qaïda depuis son premier sanctuaire au Pakistan jusqu’en Irak, en Arabie et Yémen, en Afrique, etc. C’est ce que fait désormais l’EIPK en Afghanistan, au Pakistan, en Asie centrale. Au lieu de proclamer trop vite un petit califat territorialisé qui a toutes les chances d’être défait, Al-Qaïda et l’EIPK préfèrent s’implanter partout et préparer l’avènement futur d’un « grand » califat… Chimère sans doute, qui alimente pourtant l’imaginaire de la plupart des djihadistes, leur donne une extrême mobilité de terrain et se joue souvent de nos expertises.
Ces stratégies s’opposent à celle des talibans dont le seul but depuis leur défaite de 2001 était de reconquérir la totalité du territoire national et d’y restaurer l’Émirat islamique d’Afghanistan (EIA). La haine entre les « djihadistes sans frontières » de l’EIPK et les « nationalistes » talibans est sans faille. Ces derniers, avant et après leur victoire de 2021, les ont combattus fermement jusqu’à les déloger de la plupart de leurs bastions, sauf de la province du Nangarhar qui jouxte l’agence tribale Mohmand de leur origine. Le fameux « État » islamique, qui décidément n’en est pas un, a réussi depuis 2021 à s’implanter dans la Kunar, au Nord de Nangarhar, puis dans le corridor du Wakhan, entre Afghanistan et Tadjikistan, sa porte d’entrée en Asie centrale où il s’est rapproché des mouvements islamiques tadjiks et ouzbeks (MIT et MIO) et de l’East Turkestan Islamic Movement (ETIM). Malgré des bases fragiles et un faible équipement militaire, sa capacité de nuire est considérable car l’EIPK a formé des brigades de martyrs (shahid) par attentats suicide, l’arme du pauvre dit-on, mais d’une redoutable efficacité, tant les attentats massifs en milieu urbain créent un effet de sidération qui laisse une impression d’invincibilité que le groupe n’a pas vraiment. On se souvient des attentats à répétition à Dasht-e-Barchi, quartier chiite de Kaboul, dont celui contre la maternité de Médecins sans frontières, en mai 2020, qui avait fait 24 morts dont 16 mères. Celui du 26 aout 2021 à l’aéroport de Kaboul en avait fait 182.
Où en est-on en 2024 ?
L’État islamique est prétendument défait par les talibans en Afghanistan. Ce n’est pas tout à fait vrai si l’on en croit les bilans du South Asia terrorist portal (SATP) (8) ou du Centre de contre-terrorisme de West Point. En 2024, 7 attaques contre les chiites ont fait 64 morts, et 10 attaques contre les forces de sécurité en ont fait 56, mais c’est presque moitié moins qu’en 2023 (9). En revanche, l’EIPK s’est diversifié cette année en tuant 17 agents de l’État pakistanais en 15 interventions très ciblées dans les zones tribales. Dix ans après avoir fait sécession, il apporte de plus en plus souvent son soutien au TTP, du moment qu’il s’agit de porter le feu contre des minorités chiites (130 tués à Kurram en novembre dernier) et contre les infrastructures et les personnels de l’État. Mais le fait marquant est que l’EIPK a bien augmenté sa capacité d’action sur des scènes éloignées : le 3 janvier à Kerman en Iran, sont tuées 96 personnes qui étaient venues célébrer l’anniversaire de la mort du général Suleimani, chef du renseignement des Pasdaran, liquidé par tir de drone américain le 3 janvier 2020. L’attaque est revendiquée par l’EIPK comme le sera le carnage de 145 morts à Moscou le 22 mars. Il est désormais probable que le groupe ne restera plus confiné dans l’espace afghan.
Le TTP reste le plus dangereux des groupes terroristes de la frontière, non seulement en nombre de victimes mais aussi par sa capacité grandissante à déstabiliser l’État pakistanais. Depuis la restauration de l’EIA, les courbes de l’insécurité se sont inversées entre l’Afghanistan et le Pakistan : 8469 tués en Afghanistan en 2021 contre 501 en 2024. En revanche, pour la même période, le Pakistan passe de 664 à 2 236 morts (10), soit +236 %, les deux provinces les plus touchées étant encore celles de la frontière : le Baloutchistan passe de 308 à 774, et Khyber Pakhtunkhwa de 216 à 1 363 morts, soit + 531 % ! Les talibans afghans s’étaient engagés par les accords de Doha (2020) à rompre toutes relations avec Al-Qaïda ou toute organisation pouvant menacer la sécurité des États-Unis (11), et ils combattent effectivement l’EIPK. Quant à Al-Qaïda, de nombreuses cellules, à l’instar du MIO et de ETIM, font partie de la vingtaine de groupes qui constituent le TTP, avec en addition une dizaine de groupes qui avaient été interdits par décret du général-président Musharraf en 2002, dont beaucoup sont foncièrement anti-chiites, comme le Lashkar-i-Jhangvi, ou d’idéologie wahhabite revendiquée, donc de type Al-Qaïda, comme le Lashkar-e-Taeba ; ils existent toujours sous le manteau du TTP… Bref, ces accointances sont fortes et avérées et le gouvernement de Kaboul compte bien convaincre qu’ils n’ont plus rien à voir avec le terrorisme, en combattant d’une part l’EIPK, mais en priant aussi le sulfureux TTP de s’éloigner de Kaboul pour rejoindre les zones transfrontalières, ses fiefs historiques, tout en emportant avec lui les cellules d’Al-Qaïda qui lui sont attachées. Cependant, à peine six mois après leur retour, l’EIA revendique ses droits sur la ceinture pachtoune du côté pakistanais. Cité par Dawn le 3 janvier 2022, le ministre afghan de l’Information, Zabihullah Mujahid, déclare que « la Ligne Durand reste une question non résolue ». Le chef du TTP, Nur Wali Mehsud ne dit pas autre chose et exige, comme condition d’un cessez-le-feu, que les anciennes zones tribales pakistanaises retrouvent leur statut ante d’autonomie, mais sous administration du TTP (12). Il a par ailleurs annoncé qu’il ne s’en prendrait plus aux populations civiles comme autrefois, mais à l’État… Ainsi, le TTP agit comme le bras armé de la revendication territoriale de l’EIA. Les accrochages de frontière sont permanents, le Pakistan réplique par des attaques aériennes sur les camps censés être ceux du TTP du côté afghan. La situation est d’autant plus inquiétante que le Baloutchistan est de plus en plus agité et met en péril le grand projet à 62 milliards de dollars du China-Pakistan economic corridor (CPEC).