La conclusion d’un accord de défense entre l’Égypte et la Somalie le 15 aout 2024 a déclenché une longue série de protestations ou d’acclamations sur les réseaux sociaux fournissant ainsi une image déformée des réactions assez vives des chancelleries de la région. Pour essayer d’en cerner la signification et les implications, il est important de revenir aux motivations initiales des signataires et aux buts qu’ils se donnent.
Cette nouvelle donne ne peut s’analyser à l’aune de rivalités bien connues sur le partage des eaux du Nil. Elle constitue un pas supplémentaire dans la disqualification d’un certain ordre régional établi depuis près de vingt-cinq ans et dans une tentative de tisser de nouvelles relations entre États de la grande région pour éconduire des puissances extérieures, manifester face à une diplomatie américaine — en déshérence dans cette zone — une disponibilité à jouer les intermédiaires indispensables ou plus simplement manifester une volonté de puissance à un moment où certains acteurs régionaux semblent en grande difficulté.
Il convient de prendre avec des pincettes les multiples accusations ou scénarios catastrophes qui n’ont cessé d’alimenter le débat public depuis quelques mois. La guerre que beaucoup augurent nécessite des moyens militaires et des financements qui font plutôt défaut aux protagonistes potentiels. Si plusieurs dirigeants de la région tiennent des propos martiaux, la situation intérieure de leurs États est suffisamment calamiteuse et leur trésorerie suffisamment précaire pour qu’on puisse pour l’heure en conclure qu‘il s’agit d’abord d’une guerre des mots, qui a certes sa propre efficacité mais qui ne devrait pas s’ajouter aux multiples conflits qui déchirent déjà la grande région.
À l’origine de cette crise : un mal nommé Memorandum of Understanding (1)
Lorsque, le 1er janvier 2024, ledit président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, annonçaient la signature d’un Memorandum of Understanding (MoU), la surprise était totale. En effet, le premier arrivait de Djibouti où la rencontre avec le président somalien, Hassan Sheikh Mohamoud, et son homologue djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh, s’était déroulée sans animosité particulière. Quant au second, il faisait face à une situation intérieure extrêmement difficile et semblait concentré sur ces dossiers sensibles.
Le texte du MoU n’a jamais été rendu public jusqu’à aujourd’hui. Les déclarations des deux dirigeants laissaient alors entendre qu’Addis-Abeba était disposée à reconnaitre le Somaliland comme État indépendant en échange d’une bande de 20 kilomètres de côtes louée pour une durée de cinquante ans et d’une garantie de libre passage pour des convois éthiopiens entre la frontière et cette zone où seraient construites des installations portuaires militaires et civiles.
On comprenait soudain le large sourire sur la face de ces dirigeants. Abiy Ahmed était dans une posture délicate au niveau intérieur. Après deux ans de guerre sanglante au Tigré, un accord avait été conclu à Pretoria en novembre 2022 et confirmé à Nairobi fin décembre 2022. Mais les hostilités n’avaient pas cessé, car les milices amharas et leurs alliés érythréens multipliaient les incidents qui avaient débouché sur de nouvelles confrontations importantes durant l’été 2023. Ces combats, qu’Abiy Ahmed annonçait brefs et gagnés d’avance, duraient et pesaient sur la capitale jusqu’à aujourd’hui. D’autres affrontements relevant d’une constellation de petits groupes armés issus ou se revendiquant du Front de libération oromo avaient lieu ailleurs en pays oromo.
Pour retrouver un ascendant dans le débat politique éthiopien, face également à une situation économique dégradée notamment à cause d’un endettement qui obligeait à des réformes impopulaires, Abiy Ahmed avait depuis le printemps 2023 multiplié les discours sur la nécessité historique pour son pays de retrouver un accès à la mer, un « droit » qu’on devait reconnaitre à l’Éthiopie historique.
Peu importait qu’aucune disposition du droit international n’offrît une telle possibilité aux pays enclavés. Peu importaient les offres de service faites par le port de Berbera et même le gouvernement à Mogadiscio d’allouer pour le commerce éthiopien de nouvelles installations portuaires construites ou rénovées par la Turquie ou la Chine. Peu importaient aussi les promesses faites au moment d’une réconciliation au sommet entre le président érythréen, Issayas Afewerki, et Abiy Ahmed durant l’été 2018, augurant une réouverture du port d’Assab modernisé grâce à des fonds émiratis.