« Depuis que je sais ce qu’est une coalition, j’admire beaucoup moins Napoléon ! » Cette citation de Foch – dont l’origine reste d’ailleurs incertaine – ressert souvent, on le sait, dès lors qu’il est question de caractériser la difficulté principale qu’affronte tout groupement stratégique coalisé. Cette difficulté, c’est celle de l’équilibre entre la cohérence militaire et la cohésion politique.
Foch l’avait bien expérimenté (avec succès, mais dans la douleur, en particulier avec l’ombrageux général Pershing), les chefs d’une coalition doivent en quelque sorte tenir deux fronts. Le premier consiste à coordonner des ordres de bataille différents afin de produire un effet d’ensemble décisif sur le plan tactico-opératif. Le deuxième, plus difficile, concerne le maintien d’une harmonie minimale entre les intérêts politiques spécifiques aux États coalisés. L’aspect proprement stratégique de ce commandement en coalition consiste à intégrer les deux dimensions dans l’espace et le temps. Si le commandant suprême parvient à générer et à conserver cet équilibre durant la campagne, c’est-à‑dire à « tenir » simultanément ces deux fronts, les victoires tactiques obtenues collectivement pourront éventuellement être converties en un succès stratégique réel. Si ce sont en revanche les querelles internes qui l’emportent, le rendement stratégique des victoires tactiques diminuera d’autant et les initiatives de l’adversaire en seront facilitées. D’où l’intérêt, sur le plan stratégique, de choisir les profils de commandement les plus adaptés à cette tâche délicate.
Les relations entre les plus gradés des généraux américains durant la phase finale de la Seconde Guerre mondiale ont été finement étudiées de ce point de vue. Des travaux récents, comme ceux de Richard D. Hooker Jr. (The High Ground: Leading in Peace and War, 2023) suggèrent ainsi qu’Eisenhower, nanti d’une réputation de manœuvrier d’état-major, n’était pas forcément le chef le plus apte à « tenir » le premier front que nous venons de définir (1). « À la fin de la guerre, note ainsi Hooker, 13 divisions américaines avaient subi 100 % de pertes, et cinq autres divisions 200 %. Les forces américaines avaient perdu 11 000 chars, soit l’équivalent de la quasi-totalité des blindés sur le théâtre d’opérations européen. En dix mois de campagne, l’échelon de combat des forces d’Eisenhower avait été détruit et devait être reconstitué. » Reprenant des critiques antérieures connues (Wilmot en particulier), Hooker attribue cette attrition à une prudence excessive de la part d’Eisenhower, « homme d’État militaire » plutôt que « véritable généralissime ». Propulsé au poste suprême de manière météorique, Dwight D. Eisenhower passe en 23 mois du grade de colonel à celui de général quatre étoiles, et d’un bureau plan de Washington à un état-major coiffant 91 divisions américaines et alliées, sans compter les forces navales et les unités de bombardiers.
Certes, contrairement à Foch, Eisenhower dispose d’un état-major véritablement interarmées. Néanmoins, inhibé par son manque d’expérience tactique et opérative, trop déférent envers un Montgomery couturé de campagnes mais piètre stratège, il aurait, selon Hooker, procédé à une offensive d’ensemble puissante et méthodique, mais prévisible et trop processuelle, laissant à l’adversaire allemand le temps de se reconstituer et de contre-attaquer. « Les résultats de la campagne dans le nord-ouest de l’Europe en 1944-1945, écrit ainsi Hooker, suggèrent qu’un Américain plus âgé et plus expérimenté aurait bénéficié […] d’une plus grande crédibilité auprès des Britanniques et aurait peut-être assuré un leadership plus énergique et plus agressif. Plusieurs dirigeants étaient disponibles, tous plus âgés qu’Eisenhower au début de la guerre et possédant des CV professionnels supérieurs. » De Patch à Devers, en passant par Eichelberger ou Krueger, tous étaient, d’après lui, « reconnus comme des commandants supérieurs agressifs et performants », ayant de plus bien travaillé « dans des contextes de coalition », et servi pendant la Seconde Guerre mondiale « au niveau de l’armée ou du groupe d’armées »… expérience qui manquait à Eisenhower.
On pourrait considérer qu’en coalition, l’enjeu principal est effectivement celui de la coordination des opérations, et qu’il faut d’abord et avant tout au généralissime qui en est chargé une expérience préalable de terrain n’excluant aucun niveau de responsabilité. L’objectif prioritaire est bien la maîtrise de la coordination opérative, tel que le résumait le maréchal prussien von Moltke au travers de sa devise bien connue : « getrennt marschieren, vereint schlagen ! » (« marcher séparément, frapper ensemble ! »). Enjeu que Moltke illustre supérieurement lors de la campagne contre l’Autriche de 1866, qui culmine avec la victoire de Sadowa.