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Penser la stratégie. Cohérence opérationnelle, cohésion politique : quel rendement stratégique en coalition ?

Cette importance de la coordination sur le terrain ayant été rappelée, faut-il pour autant accepter sans distanciation le type de critiques rétrospectives qu’adresse Hooker à Eisenhower ? Un général ayant gravi tous les échelons tactiques et opératifs est-il forcément le meilleur choix pour un poste de commandement suprême à la tête d’une coalition ? Nous venons d’évoquer Moltke. Parce que ce dernier se déclarait adepte d’une distinction rigoureuse entre les responsabilités civiles et militaires dans la conduite de la guerre, nous avons généralement l’habitude d’envisager sa formule au sens étroit de la seule stratégie militaire. Mais la justesse profonde de la formule « getrennt marschieren, vereint schlagen » ne découle pas uniquement de son application à la cohérence articulée des opérations. Cette formule dépasse en réalité les intentions de son auteur, dans la mesure où elle concerne aussi (et peut-être d’ailleurs en priorité) la nécessité de la cohésion entre les acteurs du niveau politico-stratégique (échanges entre décideurs civils et militaires, entre acteurs militaires et diplomatiques, entre gouvernement et opinion publique). Et ce d’autant plus que les unités engagées proviennent de nations différentes ! Trois ans après Sadowa, Moltke devra d’ailleurs coordonner des contingents impériaux allant bien au-­delà des seules troupes prussiennes (grand-­duché de Hesse-­Darmstadt, Bavière, Wurtemberg et Bade, en particulier), ce qui nécessitera la prise en compte de considérations politiques délicates (2).

Cette importance de la cohésion politique a‑t‑elle diminué aujourd’hui ? Les leçons provenant de la guerre de 1870 comme de la Première et de la Deuxième Guerre mondiales s’appliquent-­elles de la même façon, et en particulier dans le cadre de l’OTAN ? On pourrait penser, à un premier niveau, que la machine otanienne a résolu bien des blocages qui affectaient le fonctionnement opérationnel comme politique des coalitions alliées plus anciennes. Sur le plan militaire, l’OTAN repose sur l’interopérabilité, définie précisément comme « l’aptitude des Alliés à agir ensemble de manière cohérente, efficace et efficiente afin d’atteindre les objectifs tactiques, opérationnels et stratégiques de l’Alliance ». Ce qui aboutirait, selon l’organisation, « à faire que tout s’agence et se déroule harmonieusement ». Ce très haut niveau de cohérence opérationnelle montre bien la différence entre une coalition ad hoc, et une alliance, qui peut s’appuyer sur un niveau de confiance et de délégation structurelle de commandement qui permet d’espérer le passage de la simple coordination à une intégration plus poussée.

Reste cependant la question de la cohésion politique. Malgré tous les efforts de lissage sémantique produits à jet continu par la Strategic communication de l’OTAN, celle-ci n’est pas une dérivée linéaire de la cohérence opérationnelle, comme on a pu le voir par exemple avec les difficultés du général Wesley Clarck au Kosovo en 1999. Premièrement, parce que l’OTAN, malgré son haut niveau d’entraînement, n’a jamais connu l’engagement stratégique massif des « grandes guerres » qui ont reforgé l’Europe entre 1870 et 1945 : le niveau d’attrition et les exigences de survie dominaient alors, forçant à un ajustement minimal pour que les querelles politiques n’entravent pas le rendement opérationnel. Cette exigence vitale manque à l’OTAN de temps de paix, à l’OTAN expéditionnaire, comme l’Afghanistan l’a prouvé – et même à l’OTAN en temps de guerre par proxy, comme le suggère malheureusement l’Ukraine. Deuxièmement, cette dérivée n’est pas linéaire parce que l’Europe reste politiquement divisée, en particulier par rapport à son protecteur américain, dont certains souhaiteraient diminuer l’influence en développant une véritable autonomie stratégique, et dont d’autres, ne croyant pas l’Europe capable de s’assumer stratégiquement, acceptent la domination politique exigeante des États-Unis, y compris sur un mode autoritaire, voire – dans le cas de Donald Trump – humiliant.

Dans ce cadre, les différences entre alliance et coalition s’estompent. La première n’est pas forcément plus « harmonieuse » que la seconde. Et l’on peut penser qu’il sera toujours nécessaire d’avoir au sommet de la hiérarchie militaire otanienne des chefs suprêmes maîtrisant tout à la fois la « high politics » et les hautes parties de la guerre, et capables d’ajuster en permanence les exigences parfois contradictoires de la cohérence opérationnelle et de la cohésion politique. 

Notes

(1) Voir Richard D. Hooker Jr., « Eisenhower as Supreme Allied Commander: A Reappraisal », Parameters, automne 2024 (https://​publications​.armywarcollege​.edu/​N​e​w​s​/​D​i​s​p​l​a​y​/​A​r​t​i​c​l​e​/​3​8​9​0​3​1​7​/​e​i​s​e​n​h​o​w​e​r​-​a​s​-​s​u​p​r​e​m​e​-​a​l​l​i​e​d​-​c​o​m​m​a​n​d​e​r​-​a​-​r​e​a​p​p​r​a​i​sal).

(2) Voir Bernard Poloni, « La Bavière et l’empire », dans Gilbert Krebs et Gérard Schneilin (dir.), La naissance du Reich, publications de l’Institut d’allemand, Université de la Sorbonne nouvelle, 1995.

Légende de la photo en première page : 27 octobre 1961. En face de ces chars : Berlin-Est et la possibilité d’une confrontation directe avec les chars soviétiques. Une démonstration concrète de résolution politique… (© US Army)

Article paru dans la revue DSI n°176, « Europe stratégique : changement de donne », Mars-Avril 2025.
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