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Penser les guerres futures : singularités de la prospective militaire

À bien des égards, le secteur de la défense est un ovni. Ses institutions, ses acteurs, mais également ses exigences et ses fonctionnements se distinguent de toute autre activité. La pensée du futur et la préparation de demain ne font pas exception. Qu’il s’agisse de l’intention même de ces projections, de leur complexité inhérente ou de l’ambiguïté des temporalités abordées, appréhender ces particularités est nécessaire pour toute démarche de prospective militaire éclairée, consciente de sa portée et de ses propres limites.

Si les outils de la prospective militaire sont nombreux et pour certains éprouvés, nous avons la conviction qu’il convient de repenser la manière de les aborder. Comment ? En transcendant les silos organisationnels, en entrant en empathie avec l’ennemi, en abandonnant le principe de certitude, et en rendant le futur plus tangible pour pouvoir l’expérimenter, en saisir les conséquences et ainsi mieux s’y préparer.

L’intention

Nous ne portons pas tous le même regard sur le futur. Cette distinction ne s’opère pas uniquement sur le contenu du futur projeté, mais également sur les intentions que nous y mettons. Nous distinguons notamment deux approches face à cette inconnue : celle d’un entrepreneur, qui est à l’opposé de la seconde, celle de l’institution militaire.

Dans le premier cas, la posture adoptée est celle de l’opportunité. Une incertitude dans l’environnement business est l’occasion de formuler des paris dans l’intention de réaliser potentiellement un gain, financier ou autre. Il s’agit dès lors d’investir sur la complexité de l’avenir. Des méthodes sont conçues pour accompagner cette posture, aider à identifier les transformations (en cours, à venir) et s’y adapter avec efficience et agilité. C’est par exemple l’ambition des méthodes agiles, du design thinking et, plus récemment, du design fiction.

À l’inverse, dans le deuxième cas, la prospective militaire vise à préserver l’institution et la nation dans le temps. Moins qu’un pari, la motivation principale est alors d’explorer ce que le futur pourrait être pour ne pas se laisser surprendre. Cette posture n’est pas le propre de l’institution militaire, mais revêt dans le secteur de la défense une gravité toute particulière. Sans entrer dans la caricature, les conséquences humaines de l’échec de ces démarches sont perçues comme inacceptables, et la notion de surprise stratégique est une véritable crainte (1). La tentation de réduire le risque pour pouvoir le maîtriser est donc forte. Cette approche porte en son sein ses limites : le monde est toujours plus complexe que les modèles qui en sont construits (2), et quand bien même nous serions capables de réellement scanner l’horizon de manière efficiente et continue, nous n’aurions pas les moyens de nous adapter concrètement et de nous préparer à tout. De plus, l’accélération des évolutions technologiques ainsi que la confusion et les inconnues sur les environnements futurs (lointains, mais également très rapprochés) augmentent les possibilités de frictions et de surprises, stratégiques ou non.

La complexité

Par essence, la prospective vise à produire des modèles mentaux du monde qui nous entoure, et à les faire évoluer en fonction d’hypothèses de changement. La sélection des variables constitutives de ces modèles est donc absolument indispensable, et de nombreuses erreurs sont dues à leurs mauvaises spécifications. Un exemple connu est celui des mauvaises interprétations du modèle World3 du rapport Meadows intitulé « Limites de la croissance » (1972). Les famines projetées par ce dernier à la fin du XXe siècle ne se sont pas réalisées. Les raisons de cet échec ? La mauvaise compréhension par les auteurs des effets cumulatifs des gains liés au développement mondial (3). D’une manière similaire, les conséquences néfastes de la croissance mondiale sur l’écosystème naturel ont été totalement sous-estimées (4).

Cette difficulté à développer des modèles identifiant les bonnes variables est d’autant plus prégnante dans le monde militaire, caractérisé par l’existence d’une partie prenante : l’ennemi. « Tirer les fils » de certaines variables ne suffit plus. L’ennemi est une variable douée d’intelligence et, plus important encore, de volonté, ce qui complexifie la pensée du futur. Entre projection de changements, tentatives d’anticipation de la réaction des compétiteurs et des sociétés, et le fait que l’ennemi mène le même jeu de projections, les dimensions à prendre en compte pour penser demain se multiplient, voire s’entremêlent. Un très bel exemple de cette complexité due à l’ennemi se trouve dans l’ouvrage de H. G Wells, The war in the air (1908). En plus d’anticiper la guerre aérienne, ce roman développe l’alignement d’une population entière soumise au feu de l’ennemi. Une telle réaction de sentiment national est un exemple de variable clé dans un modèle prospectif militaire pour ne pas se concentrer uniquement sur les évolutions technologiques et risquer d’invisibiliser d’autres risques et opportunités.

À propos de l'auteur

Nicolas Minvielle

Professeur à l’Audencia Business School, animateur de la red team des armées françaises, cofondateur de Making Tomorrow.

À propos de l'auteur

Marie Roussie

Membre d’ALT/A et du Collectif Making Tomorrow, doctorante au DRM-MLab de l’Université Paris Dauphine-PSL.

À propos de l'auteur

Roxane Montfort

Consultante chez ALT/A, membre du Collectif Making Tomorrow.

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