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Chronique « Penser la guerre ». De la guerre comme « étrange trinité »

Les deux chroniques précédant celle-ci ont traité de deux des trois définitions de la guerre élaborées par Carl von Clausewitz et présentées en ouverture de son traité De la guerre(1). La première est « l’acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ». Son explicitation a permis d’aborder le thème de l’ascension aux extrêmes et de préciser le statut et le sens du concept de « guerre absolue » sous la plume du stratégiste et philosophe de la guerre prussien. La deuxième, la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » a été l’occasion de lever les ambiguïtés, de souligner les contresens courants et d’insister sur la richesse analytique d’une formule dont on croit souvent comprendre spontanément le sens. Pour clore cette trilogie sur la conception clausewitzienne de la guerre, il reste à se pencher sur la dernière définition de la guerre livrée tout à la fin du chapitre I du traité : la guerre comme « étrange », « étonnante », « remarquable » ou « merveilleuse trinité » selon les traductions.

Cette dernière définition reprend en partie des éléments des précédentes en les enrichissant de précisions sur la nature des relations entre ses composantes. « Véritable caméléon », la guerre prend un caractère, une forme singulière lors de chaque occurrence historique, mais elle est invariablement constituée de trois dimensions. « On y retrouve la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilité, qui opèrent comme un instinct naturel aveugle ; le jeu des probabilités et du hasard, qui en font un libre jeu de l’esprit ; et sa nature subordonnée d’instrument politique, par laquelle elle appartient à l’entendement pur. (2) » Clausewitz a précisé en amont que l’hostilité nourrissant l’élément de violence pouvait avoir deux sources distinctes : l’hostilité émotionnelle, passion haineuse, et l’intention hostile, plus froide et calculatrice. Il a fait prévaloir dans le cadre de la recherche d’une première définition de la guerre la seconde sur la première, car, estime-t‑il, on trouve toujours, même dans la haine la plus grossière, trace d’une intention hostile, tandis que l’intention hostile n’est pas nécessairement précédée d’une hostilité émotionnelle.

Trois éléments

Ce sont les circonstances et les institutions (sociales, culturelles, politiques, etc.) qui permettent de comprendre la place variable et les relations de l’une et l’autre dans la guerre, non le statut de « peuples incultes » ou de « peuples civilisés ». Clausewitz emploie ces catégories caractéristiques de la pensée commune de son époque, mais ici pour en relativiser la portée explicative du point de vue de la nature de l’hostilité à l’origine de la violence. « […] La haine peut tout à fait jeter l’un contre l’autre les peuples les plus policés. On voit donc à quel point il serait faux de réduire la guerre entre peuples évolués à un simple calcul rationnel des gouvernants, qui s’affranchirait toujours plus des passions, de sorte que la guerre finirait par n’avoir plus besoin des masses physiques des forces armées qui seraient remplacées par leurs rapports réciproques, comme une algèbre de l’action. (3) »

Ce que Clausewitz nomme le jeu des probabilités et du hasard, deuxième composante de la trinité, renvoie à la différence qu’il a introduite préalablement entre la guerre comme pur concept et la guerre réelle – voir la chronique « L’ascension aux extrêmes, dans l’idée et dans la réalité de la guerre ». Dans la réalité historique de la guerre, c’est l’évaluation en contexte et le jugement des hommes qui déterminent jusqu’où il faut poursuivre les efforts dans la lutte. « Cela ne peut reposer que sur les données offertes par le monde réel, et être calculé sur la base des lois de la probabilité. (4) » Le hasard, c’est-à‑dire, pour le formuler le plus simplement possible, l’aléa
imprévisible dans l’action qui introduit une discontinuité entre ce qui était anticipé et conçu, même grossièrement, d’une certaine manière, et ce à quoi il faut faire face, tient une place importante pour Clausewitz dans la guerre, et y introduit le facteur chance. Parce qu’elle est violence et danger, la guerre demande subjectivement aux hommes qui la font du courage. Le courage dans la guerre ne se limite cependant pas à être capable d’affronter le danger, mais également l’incertitude, l’imprévisibilité, parfois d’absurdes coups du sort, et de s’y adapter. Loin des conceptions scientistes de la guerre et/ou de la figure du général planificateur « qui-a-dix-coups-d’avance », ce sont l’intelligence de situation et les qualités morales du joueur qui priment chez Clausewitz, dans le cadre de la bonne analogie de jeu, qui n’est pas la comparaison avec le jeu d’échecs… « Nous constatons ainsi que l’absolu, le prétendument mathématique, ne trouve jamais pied ferme dans les calculs de l’art de la guerre, et que d’entrée de jeu, la guerre, à travers sa trame et sa chaîne entières est un jeu de possibilités, de probabilités, de chance et de malchance, et que de toutes les manifestations de l’activité humaine, c’est du jeu de cartes qu’elle se rapproche le plus. (5) »

Dernière dimension constitutive de la trinité clausewitzienne, par sa double nature d’instrument du politique et d’instrument politique, la guerre est pur entendement, c’est-à-dire rationalité. Il est néanmoins nécessaire de bien saisir le sens de cette rationalité, qui est compréhensive – l’« entendement » renvoie aux facultés permettant la compréhension des problèmes et des situations. Il ne s’agit pas de la projection sur la réalité d’un modèle de rationalité objective ou subjective à laquelle elle serait censée se conformer, mais de la mise en œuvre de facultés, de connaissances, d’outils conceptuels adaptés aux caractéristiques de la situation, autorisant sa compréhension politique et conditionnant la capacité à décider avec discernement et au mieux des possibilités compte tenu des fins visées.

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