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Hydravions : vers un retour en grâce pour les opérations amphibies ?

« Liberty Lifter » : Ekranoplane ou hydravion ?

L’autre versant des réflexions américaines se présente sous la forme du programme « Liberty Lifter Seaplane Wing-in-Ground Effect » mené par la DARPA. La célèbre agence pour l’innovation de défense conduit en effet des travaux depuis 2021 sur un avion combinant les avantages de l’hydravion et d’un appareil à effet de sol de type Ekranoplane, technologie que seuls les Soviétiques ont vraiment explorée jusqu’au niveau opérationnel. L’objectif tout à fait officiel est de « s’affranchir des limitations opérationnelles des plateformes de transport aérien et maritime traditionnelles », pour de simples missions de transport vers des bases avancées (Expeditonary Advanced Base Operations) comme pour des opérations amphibies distribuées (Distributed Maritime Operations). L’aéronef serait capable de mener ces missions sous la couverture radar, par temps agité (état de la mer allant de 4 à 5, c’est-à‑dire avec une houle pouvant atteindre 4 m) tout en disposant d’une charge utile de 100 t, soit davantage qu’un C‑17, qu’il s’agisse de troupes ou de matériel. Sa dimension hybride résiderait dans le fait que, contrairement à un appareil à effet de sol, destiné à n’évoluer qu’à quelques mètres de la surface, il pourrait voler à une altitude 10 000 pieds dans certaines conditions. Liberty Lifter s’annonce alors comme un programme aussi audacieux qu’ambitieux, cherchant à compenser les limites d’un appareil à effet de sol (maniabilité limitée et nécessité d’une mer calme) grâce aux technologies modernes de capteurs et commandes de vol, mais aussi en lui donnant des profils d’ailes à géométrie variable permettant d’adopter davantage de caractéristiques d’un hydravion que d’un Ekranoplane, ce dernier étant en réalité plus proche du navire que de l’avion. Début 2023, la phase 1a débute officiellement et deux constructeurs sont retenus pour mener le projet plus en avant via des concepts préliminaires à faire maturer : Aurora Flight Sciences, filiale de Boeing, et General Atomics. Là où Aurora misera sur une conception assez classique (3), General Atomics va proposer une architecture quasi inédite à double fuselage avec propulsion distribuée reposant sur pas moins de 12 turbomoteurs à hélices, et accès aux soutes par le nez de l’appareil. Après que la DARPA a engagé plusieurs dizaines de millions de dollars dans les deux concepts, la phase 1b débute en mai 2024 avec l’annonce que le programme se poursuivra autour du concept d’Aurora. Celui-ci a évolué entre-­temps, abandonnant son empennage en T pour un « pi », afin d’optimiser l’ouverture de soute à l’arrière de l’appareil. De plus, les flotteurs sont désormais aux extrémités des ailes pour profiter d’un meilleur effet de sol. Il dispose lui aussi d’une motorisation distribuée, mais avec huit propulseurs. L’appareil peut théoriquement emporter deux véhicules de combat du corps des Marines, ou six conteneurs standards (DRY), mais des indices laissent désormais penser que la taille globale de l’appareil a été revue à la baisse. La phase 2 du programme est attendue dès cette année 2024, la revue de conception préliminaire devant être achevée en 2025, ouvrant la voie à un démonstrateur qui volerait en 2028.

L’Asie en avance, l’Europe absente

Il faut préciser que le programme Liberty Lifter, annoncé comme « rustique » (mais en vérité terriblement complexe) et dimensionné pour le gros des forces conventionnelles américaines (et donc seulement elles ?), ne règle en rien les problématiques de l’USSOCOM qui, avant même la mise en pause de son projet MAC, avait entrepris l’étude d’un autre candidat, déjà opérationnel celui-là : le ShinMaywa Industries US‑2, en service dans la Force maritime d’autodéfense japonaise depuis 2007. Le Japon, nation insulaire, a effectivement fait le choix stratégique en 1996 de développer son propre hydravion moderne. Ce quadrimoteur de 47 t utilisé pour le sauvetage en mer et les interventions humanitaires est apte à la patrouille maritime, son nez accueillant un radar de recherche Ocean Master 100 de Thales. Il dispose aussi d’une capacité au décollage court en à peine 280 m grâce à un dispositif de contrôle de couche limite. Malheureusement, l’intérêt porté par les forces spéciales américaines en 2022 et en 2023 se limitera à la prise d’informations. Le manque de volume en soute et l’absence de rampe de chargement arrière ont, semble-t‑il, découragé l’USSOCOM. Les Japonais n’ont pourtant pas manqué de rappeler à quel point l’appareil pouvait être modulable, étant adaptable à un large panel de missions, jusqu’au bombardement anti-incendie.

Et c’est encore en Asie qu’il faut chercher pour trouver le plus grand des hydravions modernes, la Chine ayant en effet développé et adopté récemment l’AVIC AG600. Avec une envergure de 38 m, pour une masse maximale au décollage de 48 t sur l’eau, il fait la taille d’un Boeing 737. Présenté comme un avion bombardier d’eau et de sauvetage en mer, il peut recevoir des systèmes militaires de surveillance maritime et s’inscrit donc parfaitement dans les desseins stratégiques de Pékin.

D’autres puissances n’ont jamais abandonné cette capacité, comme la Russie, qui aligne son Beriev Be‑200, le seul avion amphibie du monde à réaction, en théorie aussi à l’aise dans la surveillance maritime et la guerre anti-­sous-­marine que dans la lutte anti-­incendie. Pour ce qui concerne l’Europe en revanche, le catalogue apparaît bien vide. Faute d’ambition. Faute de besoins ? La France, qui fut une conceptrice historique de grands hydravions avec Latécoère, et qui a des intérêts ultramarins, une vraie tradition dans les opérations amphibies, ainsi qu’une stratégie indopacifique, aurait pourtant une carte à jouer en poussant le développement d’un avion d’eau modulable et donc multimissions. De tels projets pourraient exister dans le cadre du renouvellement programmé des flottes continentales de Canadair. À Bordeaux, la start-up Hynaero développe par exemple le Fregate F‑100 à partir des dernières innovations technologiques, pour ce seul marché de la lutte anti-­incendie qu’elle estime déjà représenter 300 appareils dans le monde. Enfin, signalons que le besoin capacitaire concernant nos territoires insulaires pourrait finalement ne pas être dimensionné par des logiques militaires, mais bien humanitaires, le réchauffement climatique étant un facteur de risques dramatiquement avéré pour les États du Pacifique sud. À l’horizon 2050, l’évolution des enjeux sanitaires, sécuritaires et environnementaux pourrait bien pousser les agences gouvernementales et les forces armées à se doter de moyens de transport logistiques polyvalents, résilients et économiques à l’emploi. Ce que représentent parfaitement, sur le papier, les hydravions turbopropulsés.

Notes

(1) Lieutenant-colonel (Air) Vincent Declercq, « L’aéronautique navale dans la Grande Guerre : De l’hydravion au Patmar », Cols bleus, no 3059, juin 2017.

(2) L’idée originelle de cette conversion du C-130 peut même être retrouvée dès les années 1960.

(3) Le design dévoilé en 2021 par Aurora Flight Science s’impose comme le successeur spirituel d’un concept monumental de la division « Phantom Works » de Boeing, vieux de 20 ans : le Pelican ULTRA (Ultra Large Transport Aircraft), de 120 à 190 m d’envergure pour 1 600 à 4 500 t au décollage.

Légende de l’image en première page : En Europe et en Amérique du Nord, plusieurs compagnies tentent de se positionner sur le marché des hydravions adaptés aux tâches de sécurité civile. Le Fregate-100 imaginé par l’entreprise bordelaise Hynaero peut ainsi servir de bombardier d’eau mais aussi d’avion de surveillance et d’intervention en cas de catastrophes naturelles. Il peut également être adapté aux opérations de transport de passagers ou de fret, à l’évacuation sanitaire ou à la surveillance maritime. (© Hynaero)

Article paru dans la revue DefTech n°10, « Anticipation 2050 : penser les guerres du futur », Juillet-Septembre 2024.
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