Haro sur l’article 346
La Commission européenne dit « ne pas être intéressée par un accaparement de pouvoir », mais ses initiatives ressemblent bel et bien à un assaut contre ce qui est conçu par les traités comme étant la chasse gardée des États. L’article 346 établit une dérogation aux règles du marché commun et donne à chaque État membre le droit à la fois d’exclure du champ communautaire tout ce qui se rapporte à la production et au commerce de matériel de guerre et de ne divulguer aucune information aux autorités de Bruxelles (1). Avec l’EDIP, cette exemption est sous attaque. À commencer par le droit au secret : la cartographie des chaînes d’approvisionnement, le catalogue centralisé des produits de défense et le suivi des capacités de fabrication que propose la Commission constitueraient une intrusion au cœur des informations sensibles des nations. Thierry Breton se félicite qu’une « autorité politique européenne [puisse] voir ce qui se passe dans toutes les usines du continent quand auparavant elles étaient jalousement cachées par chaque pays ».
Et ce n’est que le début. Sur la base de ces informations, la Commission aurait le droit d’adopter des mesures d’intervention directe et de passer des commandes prioritaires si un « état de crise d’approvisionnement » était déclaré par le Conseil… à la majorité qualifiée. La Commission s’introduirait aussi dans ce qui relève de l’intergouvernemental en présidant le nouveau Conseil de préparation industrielle pour la défense. Autant de tentatives d’empiétement juridiquement contestables, et contestées. Trois mois jour pour jour après l’annonce de l’EDIP, le Sénat français conclut à la non-conformité de la proposition de règlement avec les principes énoncés dans les traités (2). Il note que la Commission fait reposer son texte sur quatre bases légales (articles 173, 114, 212 et 322), en écartant l’article 42 qui est pourtant celui qui régit le domaine de la défense. La proposition donnerait à la Commission un rôle que les traités ne lui attribuent pas, dans un domaine de compétence nationale où le cadre naturel de la co-
opération est intergouvernemental. D’après le Sénat, l’intention est claire : « La Commission voulait proposer un texte d’ensemble, dans une logique exclusivement communautaire. »
Les « trucs » et les arrière-pensées
Jean-Laurens Delpech, directeur de ce qui était à l’époque la Délégation ministérielle pour l’armement, avait remarqué dès 1976 : « La coopération européenne est une nécessité et, malgré ses difficultés, elle devrait finir par s’imposer : elle suppose toutefois que les différents pays prennent conscience d’appartenir à un ensemble ayant des buts et des intérêts communs et coordonnent leurs actions en conséquence. » Il convient de noter qu’à l’époque les vingt-sept n’étaient que neuf et que Jean-Laurens Delpech parlait de coopération sans concevoir un quelconque rôle pour la Commission. Que les temps ont changé ! À mesure que l’UE s’élargit et que la dimension communautaire prend de l’ampleur, la tentation est grande de mettre la charrue avant les bœufs. Selon un membre du cabinet de l’ancien ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, l’un des artisans de la relance de 2016, « pour les diplomates, il faut faire des trucs européens dans le domaine de l’armement, même si c’est con. Ça les fait travailler. Ce n’est plus une logique industrielle, mais diplomatique (3) ». À quel prix ?
Certes, l’esprit des propositions de la Commission est souvent aux antipodes des positions qu’elle prenait jadis. Exit le mot d’ordre « best value for money » qui cherche, sans aucun autre souci, l’efficacité au moindre coût possible : il est maintenant très largement encadré par la prise en compte des considérations politiques. Exit aussi l’éloge de « l’efficience » et du flux tendu : l’heure est à la redécouverte de la sécurité d’approvisionnement et des stocks stratégiques. Oubliée, la volonté de « normalisation » du secteur de l’armement que l’exécutif bruxellois rêvait de soumettre aux habituelles lois du marché : le même souligne aujourd’hui la spécificité de ce domaine et prône l’intervention des pouvoirs publics. Miracle suprême, la préférence européenne cesse d’être un tabou, méprisable et malsain, et devient le fil directeur des réflexions officielles. Autant de virages à 180° pour épouser enfin des principes de bon sens, préconisés depuis toujours par la France. Sauf que la Commission a son propre agenda.
Si elle n’essaie plus d’imposer des règles contre nature en matière d’armement, c’est parce qu’elle estime que les temps sont mûrs pour que les États lui laissent de plus en plus les manettes de ce secteur. N’a-t‑elle pas réussi déjà, ces dernières années, à se frayer une place dans tout le cycle de l’armement, de la recherche et développement jusqu’au financement du transfert d’armes, en passant par la production et les achats ? Or l’expérience montre qu’une fois que l’exécutif bruxellois parvient à mettre le pied dans la porte, il élargit toujours davantage le périmètre de son intervention. Pourtant, dans ce domaine régalien, sa participation est basée sur une contradiction. D’un côté, la Commission souligne que la BITD constitue le fondement de toute crédibilité en matière de défense et de sécurité. De l’autre, elle assure que ses initiatives ne portent « que » sur la BITD et que les États restent donc maîtres de leurs propres politiques de défense et de sécurité. De deux choses l’une, il faut choisir.
L’EDIS invoque les défis géopolitiques (la guerre en Ukraine, l’imprévisibilité des États-Unis et la montée des rivalités internationales) pour justifier les initiatives « armement » et faire valoir l’argument selon lequel l’échelle européenne serait la seule capable de faire face. En théorie, c’est peut-être vrai. Dans la pratique, toutefois, l’Europe risque de s’affaiblir en déresponsabilisant les États. Les propos du général de Gaulle, prononcés en d’autres circonstances, anticipaient ce danger : « ll se produit que, dans l’intégration, le pays intégré est amené à se désintéresser de sa Défense nationale puisqu’il n’en est pas responsable. Alors tout l’ensemble y perd de son ressort et de sa force. » L’Europe deviendrait une Europe-alibi, une simple addition de 27 abandons. Vouloir passer outre les « égoïsmes » nationaux dans ce domaine pourrait se révéler être l’exemple type des bonnes intentions dont sont pavés les chemins de l’enfer.
Notes
(1) Voir de l’auteur : « L’article 296 du TCE : obstacle ou garde-fou ? », Défense & Stratégie, no 18, automne 2006.
(2) Résolution du Sénat portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement, 5 juin 2024.
(3) Samuel B. H. Faure, Avec ou sans l’Europe – Le dilemme de la politique française d’armement, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2020.
Légende de la photo en première page : Chars Leopard 2A4 norvégiens en exercices. Même pour des initiatives purement communautaires, comme l’ASAP, il est difficile de faire fi des liens étroits unissant les industriels européens au-delà des frontières de l’Union, notamment vers le Royaume-Uni et la Norvège. À bien des égards, les rapprochements opérationnels entre les armées du nord de l’Europe se retranscrivent aussi en termes industriels. (© US Army)