Parmi les éléments susceptibles d’obscurcir, de fausser les raisonnements et les analyses stratégiques, ou d’en limiter la pertinence, les catégories que nous manipulons pour caractériser les situations conflictuelles arrivent en bonne place. Les critères utilisés pour distinguer la variété des guerres sont multiples et finalement offrent un éventail de catégories aussi différentes que « guerre de religion », « guerre asymétrique », « guerre civile », « guerre moderne », « guerre totale », « guerre irrégulière », « guerre révolutionnaire », « guerre majeure », « guerre d’usure », « petite guerre », « guerre conventionnelle », « guerre technologique », etc. Si beaucoup de ces catégories peuvent être utiles, elles posent également quelques problèmes.
Le premier problème est qu’il s’agit le plus souvent de catégories descriptives s’attachant aux formes du phénomène guerre. Or, si l’on ajoute à la multiplicité des critères possibles de qualification (motifs, objectifs, importance subjective, durée, caractéristiques des acteurs, caractéristiques des divers moyens employés, des stratégies utilisées, etc.) leur formidable diversité d’expression historique, on comprend mieux l’aspect pléthorique des catégories à disposition. Et il faut bien avouer que l’on s’y perd parfois un peu et que cela ne favorise pas la compréhension mutuelle lors des échanges.
Le deuxième problème posé par ces catégories descriptives est qu’elles nous aident à caractériser des situations, mais assez peu à les comprendre. On entend ici la notion de compréhension dans l’acception que lui donne la sociologie wéberienne, c’est-à-dire l’interprétation du sens général que les acteurs historiques, individuels ou collectifs, donnent à leur activité. Il est pourtant essentiel pour appréhender une situation de comprendre l’orientation générale que les acteurs en conflit donnent à leur action, de saisir la logique d’action qui les meut. Une même logique d’action peut prendre historiquement des formes différentes, et celles-ci ne sont bien sûr pas sans importance pour le raisonnement et l’analyse. Elles renvoient à l’impératif de prendre en compte les caractéristiques principales du contexte, à chaque fois singulier, au sein duquel l’action prend place. Mais formes et logiques de l’action sont distinctes, et l’appréhension des deux est nécessaire.
Enfin, dernier problème, lorsque nous employons la notion de guerre associée à une qualification particulière, nous qualifions ainsi la totalité d’un conflit. Ce faisant, nous rendons homogène et stable une réalité historique qui ne l’est pas toujours. Lorsque les logiques et formes d’action des adversaires sont analogues, la qualification par ces catégories ne pose pas trop de difficultés. En revanche, lorsqu’elles sont dissemblables ou évoluent en cours de conflit, les choses deviennent beaucoup plus confuses. Or une guerre est une interaction dynamique entre acteurs collectifs qui ne se livrent pas toujours la même guerre. C’est la raison pour laquelle il faut dans certains cas changer d’optique et renoncer à qualifier la totalité (la guerre) pour partir à la recherche des logiques de guerre qui animent chacun des acteurs collectifs en lutte.
Les acteurs collectifs pertinents à identifier sont parfois plus nombreux que les groupes en guerre : au sein d’un même « camp », il est parfaitement possible qu’on soit mû par des logiques d’action différentes (acteurs politiques et militaires par exemple). Les logiques d’action des uns et des autres sont également susceptibles de se transformer en cours de conflit – une interaction est une action réciproque : ce que fait l’un oriente ce que fait l’autre. Ce qu’on appelle « la guerre » n’est ainsi pas une totalité qualifiable a priori dont on pourrait déduire le comportement des acteurs, mais le résultat d’une inter-action complexe entre de multiples acteurs qui agissent, dans des contextes particuliers, selon des logiques et des modalités variables. Cette proposition de décomposition du phénomène guerre est à la fois très simple et plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraît, tant nous avons l’habitude, par l’usage de l’expression « la guerre », de qualifier la totalité d’un conflit supposément homogène.
Chercher des logiques analytiques plus que descriptives
Pour passer de la qualification de « la guerre » à la compréhension des logiques d’action des acteurs en guerre, il faut transformer des catégories descriptives en catégories analytiques qui permettent de saisir de façon abstraite la signification générale (ou logique) des conduites de ces acteurs. Ces logiques abstraites ne visent pas à décrire parfaitement la réalité, mais sont des outils qui aident à sa compréhension, permettent de saisir l’état d’esprit dominant des groupes en guerre par comparaison entre les catégories et la réalité de leur conduite. Elles ne présupposent pas non plus que les acteurs historiques aient toujours une conduite logique, mais, pour évaluer la plus ou moins grande logique d’une action collective, il faut bien disposer d’un étalon auquel comparer les situations historiques.
On peut illustrer ce passage de catégories descriptives (des formes de guerre) à des catégories analytiques (des logiques de guerre) à travers la transformation des notions de guerre totale et de guerre limitée. Dans son sens courant, la guerre totale est communément définie comme une guerre de masse et une guerre industrielle, impliquant la mobilisation par l’État de l’ensemble des ressources de la société et se déployant dans toutes les sphères de l’activité sociale. C’est bien sûr dans notre imaginaire occidental aux deux guerres mondiales que se réfère essentiellement la notion de guerre totale, et c’est justement sa dépendance descriptive à l’égard de ces évènements qui pose problème. Certains ont la juste intuition qu’on pourrait utiliser la notion pour d’autres configurations historiques, mais sans modification de sa définition, la transposition se heurte toujours à la même impasse. Dans l’optique courante, pour qu’il y ait « véritablement » une guerre totale, il faut nécessairement que les belligérants soient dans des situations analogues et que soient présents les éléments suivants : la masse de combattants, le caractère industriel de la production d’armement et de l’économie de guerre, l’État. On est donc théoriquement placé devant l’impossibilité d’utiliser la notion pour caractériser des situations historiques dissymétriques, où il est difficile de qualifier le nombre de combattants de « masse » – quoique l’idée de « masse » soit relative –, où l’on ne retrouve pas la dimension industrielle. En outre, par définition, la notion de guerre totale ainsi conçue ne peut s’appliquer aux groupes combattants dits irréguliers, puisque la mobilisation des ressources y est réalisée par l’État. Or tous ces éléments descriptifs qui nous empêchent d’étendre l’utilisation de la notion de guerre totale relèvent de la forme de l’activité guerrière, non de sa logique. En outre, cette définition de la guerre totale ne nous permet pas de comprendre pourquoi, dans ce cas, on assiste à une mobilisation particulièrement importante des moyens et à une extension du champ de la lutte.