Magazine Diplomatie

Arctique : une région sous tension ?

Dans le domaine du vrac, la réticence des armateurs est moindre, mais tout aussi réelle. Elle tient là encore à la structure du marché : les navires organisent leurs voyages sur la base d’un marché de tramp, c’est-à-dire de voyages ad hoc selon les possibilités d’affrètement. Or, investir dans un navire à coque renforcée pour naviguer dans des conditions arctiques, plus cher à l’achat et à l’exploitation, avec un équipage compétent selon les normes du Code polaire, suppose que ce navire sera amorti sur des routes arctiques, autrement il ne sera pas compétitif. Or, il est très difficile pour un armateur de vrac de s’assurer de contrats de long terme sur le transport de pondéreux. C’est pourquoi les armateurs qui souhaitent réellement obtenir la garantie de contrats de long terme, investissent dans les projets d’exploitation des ressources naturelles ou signent des contrats de long terme, comme Cosco, Teekay, Dynagas, Mitsui OSK, ou Sovcomflot pour le projet Yamal. Comme dans le domaine du conteneur, il est possible que certaines compagnies décident de développer un marché de niche, en tirant avantage du fait que la route plus courte permettrait d’effectuer quelques rotations estivales de plus que par Suez, par exemple pour le fer norvégien jusqu’en Asie — on est ici encore dans le registre de la prospective. Dans le domaine du vrac comme du conteneur, les facteurs structurels à l’industrie ne soutiennent guère l’avènement d’autoroutes maritimes en Arctique.

Pourtant, le trafic maritime général augmente en Arctique : il a par exemple quadruplé dans l’Arctique canadien de 1990 à 2018, passant de 89 voyages dans la zone arctique à 399 (6). Dans l’Arctique russe, si le tonnage de transit est en croissance mais demeure faible (passant de 111 000 t en 2010 à 491 000 t en 2018) (7), il explose pour le tonnage chargé ou déchargé dans les ports arctiques, passant de 2 millions de tonnes (Mt) en 2010 à 18 Mt en 2018. Il s’agit en réalité de trafic de destination, et non pas de transit, soit des navires qui viennent dans l’Arctique pour y effectuer une activité économique, puis repartent : pêche, tourisme, desserte des communautés, desserte des sites d’exploitation des ressources naturelles. Il s’agit là du principal moteur de l’expansion du trafic maritime dans la région arctique, et le second type d’activité économique dont les perspectives se voient profondément affectées par la fonte de la banquise.

Des ressources naturelles réelles, mais coûteuses à exploiter

Les ressources arctiques sont en effet abondantes et, pour certains gisements, connues depuis longtemps. Cependant, leur ampleur, souvent exagérée, demeure sujette à caution en l’absence de campagnes d’exploration systématiques du fait des conditions physiques. Pour les hydrocarbures, l’estimation la plus fréquemment citée et à ce jour la plus crédible, pour l’ensemble de la zone au nord du 60e parallèle, demeure l’étude du United States Geological Survey parue en 2008, qui faisait état de 13 % des réserves de pétrole à découvrir et 30 % des réserves de gaz à découvrir, et non, comme souvent reproduit dans la presse, 13 % des réserves mondiales (8). Ces réserves estimées sont évaluées à environ 90 milliards de barils de pétrole, 47 290 milliards de mètres cubes de gaz et 44 milliards de baril de condensat, soit environ respectivement 5,2 % et 24 % des réserves mondiales connues fin 2018 pour pétrole et gaz (selon le BP Statistical Review of World Energy 2019). Ces réserves estimées sont donc importantes, surtout pour le gaz, mais certes pas colossales. Elles rendent compte des gisements connus et probables en mer comme sur terre, sachant que ce portrait est incomplet, et peut soit minorer soit exagérer les ressources réelles. Parmi ces gisements, certains sont déjà exploités, comme les gisements pétroliers du Nord de l’Alaska (North Slope), les gisements de gaz et de pétrole en mer de Barents, de pétrole en mer de Kara (Prirazlomoye), de gaz et de pétrole sur la presqu’île de Yamal et le delta de l’Ob, où les compagnies russes Gazprom, Novatek et Rosneft multiplient les investissements majeurs avec leurs partenaires chinois, indiens, japonais et français. D’autres demeurent intouchés, comme l’important gisement de gaz de Shtokman en mer de Barents (3200 milliards de m3), connu depuis 1988 mais encore inexploité du fait des conditions physiques qui le rendent peu rentable au vu des cours actuels. D’autres enfin demeurent de l’ordre du probable, mais ne suscitent plus guère l’intérêt des compagnies pétrolières ; ainsi les gisements en mer de Beaufort à la frontière contestée entre États-Unis et Canada, ou à l’ouest du Groenland. En 2015, la compagnie Shell a ainsi renoncé à 7 milliards de dollars d’investissements en mer de Beaufort au vu des maigres résultats de ses campagnes d’exploration et des conditions financières d’exploitation, suivie par la norvégienne Statoil la même année. En mer du Groenland, les compagnies Cairn Energy (2011), GDF (2014), Dong Energy (2014) et Statoil (2015) ont renoncé à la plupart de leurs blocs pétroliers après des campagnes d’exploration décevantes.

0
Votre panier