Stratégie

US Navy vs. marine chinoise : le match techno

Et ce, malgré le verdict rendu par l’histoire navale elle-même qui montre comment le cuirassé a été dominé et supplanté par l’aéronavale américaine (donc le porte-avions) durant la Seconde Guerre mondiale. La Chine va-t-elle inverser la révolution technologique navale vantée par le grand historien naval et géostratégiste britannique Julian Corbett ? Un nouveau genre de cuirassé, bourré de capteurs et d’armes de dernière génération serait un formidable outil diplomatique en temps de paix et un outil militaire de premier ordre dans le cadre de ce que l’on appelle une « forteresse flottante », armada de surface opérant dans le rayon d’action des appuis-feux côtiers et bénéficiant de la force de frappe du « cuirassé ». Une flotte ainsi constituée pourrait défier une force navale plus puissante. Dans ce contexte, la Chine dispose déjà d’une bulle A2/AD (anti-access/area-denial) et un cuirassé nouvelle génération s’intégrant dans une « forteresse flottante » serait un atout considérable. Les Américains avaient d’ailleurs récupéré quatre cuirassés de la classe Iowa dans les années 1980 pour faire face à la classe Kirov soviétique.

Un bâtiment de cette taille offrirait assez d’espace pour de nouvelles armes telles que des systèmes de missiles antinavires ou antiaériens, des armes hypersoniques, des drones, des canons électriques ou des armes à énergie dirigée. En outre, un tel bâtiment disposerait d’une artillerie de marine très puissante pour préparer des débarquements amphibies. Le développement d’un tel navire n’est pas à exclure. C’est en tout cas la thèse de James R. Holmes, titulaire de la J. C. Wylie Chair of Maritime Strategy au Naval War College.

<strong>Le « tueur de porte-avions »</strong>

« Vous êtes le commandant de l’USS Gerald Ford, alors en patrouille sur la côte est de l’Islande. Il est tôt le matin. Et vous apprenez qu’un missile hypersonique a été lancé. Vous avez 13 à 15 minutes pour réagir. Le missile vole à 6 000 km/h en dégageant un nuage de plasma qui absorbe les ondes radar. Nous avons un système infrarouge inadéquat. Que faites-vous ? » Cette question a été posée par le sénateur Angus King à l’amiral Gilday, chef de la Navy, qui n’a pas su vraiment quoi répondre. Les armes hypersoniques sont le sujet du moment dans les états-majors des différentes marines. Or les États-Unis sont en retard par rapport à la Russie, mais aussi à la Chine qui vient de tester le DF-26, son missile « tueur de porte-avions » d’une portée de 4 000 kilomètres. D’après un rapport de l’US Navy, le missile a été testé juste après l’envoi de deux forces expéditionnaires américaines menées par des porte-avions dont la mission était de surveiller de près la marine chinoise qui revendique certaines zones en mer de Chine méridionale. Le missile a été tiré du Qinghai, dans le nord-est de la Chine, ce qui veut dire que l’armée chinoise peut cibler un bâtiment jugé hostile à partir d’une position profondément enfoncée dans les terres, ce qui rend le projectile très difficile à intercepter. La bulle A2/AD chinoise se « muscle » donc.

Au-delà, bien sûr, s’impose toute une réflexion sur l’obsolescence du porte-avions, qui pourrait se résumer à cette phrase, lapidaire mais réaliste, du sénateur King : « Je ne veux pas de cible indéfendable d’une valeur de 12 milliards de dollars. » Le sénateur a conclu en insistant sur le fait que cette question devait être une « priorité urgente » au sein de la marine et des agences de recherche.

US Navy : le programme NEMESIS

Face la puissance montante de la marine chinoise, l’US Navy a discrètement développé ce qui pourrait être l’une des avancées les plus importantes dans le combat naval. Ce « système de systèmes » (SoS) de guerre électronique serait sur le point d’aboutir après cinq années de recherches. Il s’agit du programme Netted Emulation of Multi-Element Signature against Integrated Sensors, ou NEMESIS.

De quoi s’agit-il ? L’US Navy a développé et intégré des engins sans équipage, des systèmes embarqués et sous-marins, des contre-mesures, des charges électroniques militaires et des technologies de communication capables de projeter des flottes fantômes d’avions et de sous-marins. Ces fausses signatures hyperréalistes apparaissent dans les vastes systèmes ennemis situés sur et sous l’eau. Les multiples systèmes de guerre électronique de NEMESIS sont capables d’exécuter des attaques électroniques indépendantes contre les capteurs ennemis dans toutes les dimensions. L’US Navy parle ainsi d’un « système de systèmes » capable de coordonner les ressources de guerre électronique contre les systèmes de surveillance ennemis et de cibler simultanément leurs capteurs. Cela permet de fournir une plateforme de protection à travers l’espace de combat et de coordonner des contre-mesures multidomaines. NEMESIS se compose de charges électroniques modulables et reconfigurables, d’essaims de drones pour leurrer et bloquer les capteurs adverses (drones aériens, et sous-marins), de contre-mesures acoustiques, de capteurs de données multiples pour la création de fausses forces de surface ou sous-marines. En multipliant les leurres, le système NEMESIS oblige l’ennemi à traiter un grand nombre de fausses cibles en même temps.

Ce programme NEMESIS montre que la révolution dans la guerre électronique bat son plein. Bien sûr, ce que nous savons de ce programme n’est que la partie émergée de l’iceberg, mais déjà, l’US Navy fait franchir un nouveau pas à la guerre navale et peut espérer garder la main face à ses concurrents.

La rencontre du sous-marin et du porte-avions

Associer la vision lointaine et la rapidité de l’avion à la discrétion du sous-marin a toujours été un objectif. Au lendemain de la Grande Guerre, les Britanniques avaient remplacé le canon du sous-marin classe M par un avion. Les Soviétiques ont eux aussi travaillé sur le concept dès les années 1930. L’amiral Yamamoto, qui mena le raid sur Pearl Harbor en décembre 1941, pensait qu’il fallait porter le fer sur le sol américain grâce à des avions qui décolleraient de sous-marins. Une flotte fut même constituée, mais jamais utilisée.

En 2003, la DARPA a réalisé une étude approfondie pour la réalisation d’avions embarqués sur sous-marins. En 2006, Lockheed Martin a lancé le projet Cormorant, un engin sans équipage multirôle lancé sous l’eau à partir d’un sous-marin. Le Cormorant devait voler sur 800 kilomètres et à près de 11 000 mètres d’altitude. Mais faute de budget suffisant, le projet fut abandonné en 2008.

Il a cependant été repris quelque temps plus tard par l’US Navy, au sein de la Carderock Division du Naval Surface Warfare Center qui a finalement développé un appareil submersible pour les opérations spéciales. Le drone décolle du pont du sous-marin. Long de 11 mètres pour une envergure de 33 mètres, l’engin peut embarquer six personnels des forces spéciales et deux pilotes sur près de 1 300 kilomètres de distance dans les airs et 20 kilomètres sous l’eau. La Carderock Division travaille sur une multitude de projets très avancés technologiquement pour garder l’ascendant sur les autres puissances navales, notamment chinoise. Grâce aux nouvelles technologies dans les domaines des drones et des sous-marins, mais aussi aux avancées considérables dans la science des matériaux, ce type de drone existe aujourd’hui, ouvrant une nouvelle ère dans l’art de la guerre navale.

Éviter le scénario « Terminator »

Navires de nouvelle génération et drones autonomes de l’US Navy sont maintenant en mesure de prendre eux-mêmes des décisions complexes grâce à l’intelligence artificielle. Si cela donne encore une longueur d’avance à la marine américaine, ces avancées technologiques posent un certain nombre de questions aux officiers de la Navy qui craignent de perdre le contrôle de ces armes dévastatrices dans un scénario « Terminator ».

En 2019, l’US Navy a testé avec succès son nouveau navire autonome, le LUSV (Large Unmanned Surface Vehicle), capable de naviguer de manière autonome sur près de 4 000 kilomètres. Sa mission : éviter aux équipages les fameux « 3D » pour « dirty, dull and dangerous » (« sale, ennuyeux et dangereux »). Ce navire hors du commun est équipé de radars et de sonars ultra-perfectionnés ainsi que de nombreux missiles antiaériens et air-sol pour cibles terrestres. Steve Olsen, officier de la Navy en poste au Pentagone, explique : « Nos drones et nos bateaux autonomes sont capables de prendre des décisions de plus en plus complexes. Cependant, nos ingénieurs sont conscients qu’avoir une confiance exagérée dans les armes automatisées peut présenter de graves dangers. Nous devons éviter d’être trop dépendants des intelligences artificielles que nous créons. Nous prenons de nouvelles mesures lors de nos évaluations des appareils pour éviter des accidents graves ou un scénario à la Terminator. »

Steve Olsen fait probablement référence à un incident survenu en 2010, durant lequel l’US Navy avait perdu le contrôle d’un hélicoptère autonome en route vers le Maryland. L’appareil avait alors brutalement changé de trajectoire pour foncer sur Washington D.C. avant d’être contrôlé de nouveau par les opérateurs de la marine.

À propos de l'auteur

Boris Laurent

Manager Défense & Sécurité chez Sopra Steria Next, historien spécialiste en relations internationales et en histoire militaire et officier de réserve au sein de la Marine nationale

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