Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Vers une restructuration de la rivalité russo-turque en mer Noire

L’expansionnisme de la Turquie et la militarisation de sa politique étrangère dans le bassin méditerranéen ont eu pour conséquence de lui aliéner certains partenaires au sein même de l’OTAN. Un « front anti-turc » s’est progressivement établi des Balkans au golfe Persique (12), structuré par des enjeux énergétiques (forum EastMed auquel s’est joint la France) ou politico-religieux (rejet de l’islam politique par les Émirats arabes unis et l’Égypte). En cherchant à entraver la politique turque en direction de l’Afrique du Nord et en Méditerranée orientale, ce « front » fait courir le risque d’en dévier le cours notamment vers la mer Noire. D’autre part, l’accroissement de l’empreinte militaire russe en Crimée depuis 2014, puis au Levant depuis 2015 est de nature à alimenter le complexe turc d’enclavement. En conséquence, Ankara cherche à se (re)créer des leviers sur la Russie dans l’espace mer Noire afin d’alléger la pression supposément exercée par le dispositif militaire russe sur ses marches. Dans le cadre de la relation bilatérale russo-turque, le bassin pontique joue ainsi le rôle d’importateur de tensions plus que celui d’exportateur (à la différence de la relation Russie – communauté euro-atlantique).

Ainsi, l’annexion de la Crimée n’a pas provoqué de rupture dans les liens russo-turcs, comme cela a été le cas dans les relations entre la communauté euro-atlantique et Moscou. Les incidents au large du détroit de Kertch en novembre 2018 n’ont pas non plus, a fortiori, modifié la teneur de la relation avec la Turquie. En revanche, les profondes divergences avec la Russie sur Idlib et en Libye ont façonné la posture d’Ankara sur le dossier du Haut-Karabagh, qui en a absorbé les tensions. Sur le terrain, la Turquie a transféré des djihadistes depuis Idlib vers la zone des affrontements sur le plateau litigieux du Karabagh, suscitant l’inquiétude de Moscou exprimée sans ambages par Sergueï Narychkine, le chef du SVR, le service de renseignement extérieur russe (13). L’épanouissement de la coopération militaro-technique turco-ukrainienne procède de cette même dynamique des « leviers ». Après avoir livré à Kiev un premier lot de drones Bayraktar TB2 — les mêmes utilisés par Bakou dans sa campagne du Haut-Karabagh en 2020 —, Ankara envisage désormais une synergie avec l’ukrainien Motor Sich sur le volet propulsion afin de créer un drone plus endurant et plus massif (14). Ce projet est donc aussi servi par une logique industrielle visant à immuniser la Turquie contre de potentielles sanctions occidentales qui compromettraient la production du Bayraktar qui reste un assemblage de composants fabriqués par des industriels occidentaux. Enfin, la Turquie va, avec les Britanniques et les Français, apporter sa contribution au rééquipement des forces navales ukrainiennes et fournir à Kiev un lot de quatre corvettes de type Ada (15).

Alors qu’une nouvelle administration américaine s’est installée à Washington, on peut se demander quel rôle pourrait être celui joué par la Turquie dans la politique de contention de la Russie mise en œuvre par l’OTAN qui prend forme en mer Noire. Ankara entend-il jouer le rôle de vecteur pour les intérêts américains dans le bassin pontique ? La relation russo-turque reste sensible aux aléas qui touchent les liens entre Américains et Turcs. La mer Noire semblait jusqu’à récemment à peu près immunisée face à ces remous. Le sera-t-elle encore longtemps ?

<strong>Russie/Turquie

Notes

(1) Ces deux gazoducs relient la Russie continentale à la Turquie en passant par le fond de la mer Noire.

(2) La Turquie a pu avoir le sentiment que l’Alliance se dérobait lorsqu’elle rencontrait des difficultés sur le front syrien. Voir par exemple « NATO offers Turkey solidarity but no pledges after Syria troop losses », France 24, 28 février 2020.

(3) « Turkey’s gas discoveries in Black Sea could cut annual import bill by $6B », Anadolu, 5 juin 2021.

(4) « Dokhody ot ekspluatatsii kanala « Stambul » dostignut $1 mlrd v god » [« Les revenus de l’exploitation de Kanal Istanbul atteindront 1 milliard de dollars par an »], Anadolu, 13 janvier 2020.

(5) Ce texte fixe les règles de franchissement des détroits turcs et de séjour des navires en mer Noire.

(6) Pour une analyse plus détaillée, voir « Kanal Istanbul : bonne ou mauvaise affaire pour la Russie ? », Blog RusNavy Intelligence, 20 avril 2021.

(7) Base de données, Assotsiatsiya morskikh torgovykh portov (Association des ports maritimes commerciaux).

(8) Données du Service fédéral des douanes russes.

(9) « Turkey to Send Home Russian S-400 Missile System Experts in Signal to U.S. – Reports », The Moscow Times, 3 juin 2021.

(10) « Un dock turc pour l’Arctique russe », Blog RusNavy Intelligence, 7 avril 2021.

(11) Voir Jean Marcou, « La politique libyenne de la Turquie, miroir d’une diplomatie pragmatique mais téméraire », Moyen-Orient, no 49, janvier-mars 2021, p. 24-29.

(12) Même si la Turquie et le Qatar entretiennent un partenariat de défense robuste notamment matérialisé par l’implantation d’une base turque dans l’émirat.

(13) « Naryshkin zayavil o perebroske tysyach terroristov v Nagornyy Karabakh » [« Narychkine affirme que des milliers de terroristes ont été transférés vers le Haut-Karabagh »], Kommersant, 6 octobre 2010.

(14) « Ukraine takes control of unleashed drones », Intellinews, 30 juin 2021.

(15) L’unité tête-de-série sera construite en Turquie, et les trois autres, au chantier Okean de Nikolaïev, en Ukraine (« Construction of Ada-Class Corvette for Ukraine Begins in Turkey », Defense World net, 5 juillet 2021).

Légende de la photo en première page : En mars 2020, alors que le théâtre syrien cristallisait les tensions entre Ankara et Moscou, le président turc Recep Tayyip Erdoğan était « invité » à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine afin de s’expliquer sur ses intentions concernant l’offensive lancée en Syrie, notamment après avoir déclaré qu’il avait sommé la Russie de « s’ôter de son chemin » en Syrie lors d’un entretien téléphonique avec Poutine. Partageant leur aversion pour l’Occident et ayant la même soif de pouvoir, ces deux héritiers d’empires rivaux tirent aujourd’hui parti de leur relation malgré leurs divergences croissantes. (© Kremlin​.ru)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°63, « Géopolitique de la Turquie », Août-Septembre 2021.
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