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Séries TV turques : définir une identité

Depuis une dizaine d’années, le gouvernement de R. T. Erdoğan et son « Parti de la justice et du développement » (AKP) s’appuient sur le développement de séries historiques glorifiant l’ère ottomane. En quoi sont-elles vectrices du soft power turc ?

Ariane Bonzon : Bien que celles-ci jouent un rôle important, il serait réducteur de ne parler que des séries glorifiant l’ère ottomane. En effet, avant celles soulignant la grandeur des sultans ottomans du passé, il y en eut une qui mettait en avant une Turquie moderne, progressiste, et en pleine croissance économique. Cette série, intitulée Gümüş [Argent], plus connue sous le nom de Nour [Lumière] dans les pays arabophones, est un drame romantique qui a beaucoup plu aux femmes arabes, car le héros turc tranche avec l’image du macho arabe. Avec une centaine d’épisodes de 90 minutes chacun, diffusés entre 2005 et 2007, la série est un succès. Le dernier épisode aurait réuni plus de 85 millions de spectateurs à travers le monde arabe. Les séries ottomanes ne sont donc qu’une seconde étape de cette politique d’influence à travers les séries. Mais Nour a véritablement lancé cet aspect du soft power turc, car cette série combinait valeurs musulmanes et modernisme. Cela n’a pas toujours été bien accueilli au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite, par exemple, s’est montrée très critique. 
Vient donc ensuite la « période ottomane ». Erdoğan cherchait à séduire la rue arabe musulmane conservatrice, et plus particulièrement la galaxie des Frères musulmans. Rappelons qu’en 2011, le printemps arabe débute et Mohammed Morsi, représentant des Frères musulmans, arrive au pouvoir en Égypte. Il ne s’agit plus seulement de faire la part belle aux sultans mais de raconter l’épopée ottomane, sa grandeur passée, un empire qui s’étendait jusqu’au Nord du Maroc. La série Muhteşem Yüzyıl [Le Siècle magnifique, 2011] raconte l’histoire du sultan Soliman le Magnifique sous l’angle de sa vie privée, avec ses faiblesses (alcool, harem…) plus que sous l’angle guerrier et conquérant. Cette série ne correspondait donc pas vraiment aux valeurs que veut promouvoir le président Recep Tayyip Erdoğan, d’où les critiques de ce dernier.

Trois ans plus tard, Diriliş Ertuğrul [La Résurrection, 2014] traite des Turkmènes, fondateurs de l’Empire ottoman, et du rôle qu’ils ont joué pour surmonter la division au sein de l’Islam face aux Croisés. Une série qui correspond bien mieux au président Erdoğan, qui cherche à se présenter en « défenseur de l’islam » et tient à s’inscrire dans une supposée continuité historique, faisant de la période kémaliste parlementariste, entre 1923 et 2011, une parenthèse.

Plus récemment, et de manière très représentative de cette volonté, Erdoğan a loué la série produite par Netflix et financée en partie par l’argent public turc, L’Essor de l’Empire ottoman, relatant la conquête de Constantinople en 1453 par Mehmet II. Enfin, la série Payitaht : Abdülhamid [Capitale : Abdülhamid] également très appréciée par le président turc, peut se lire à la lumière de l’actualité. La production montre le dernier sultan et calife ottoman victime de complots et soucieux de préserver l’État ; un personnage qui présenterait quelques similitudes avec le dirigeant turc. « Le soft power sert à occuper l’imaginaire » selon certains politologues, et c’est bien cela que cherche à faire le président Erdoğan.

Quels objectifs servent ces feuilletons ? Quelles sont les idées et les valeurs que véhiculent ces productions, que certains appellent des « soap operas turcs » ?

Les objectifs et les valeurs sont aussi variés que les feuilletons qui les traitent. Il existe tout d’abord deux périodes : avant et après 2011, avec des messages un peu plus conservateurs et identitaires sur la plus récente de ces périodes. Celle-ci témoigne d’une volonté de réécrire l’histoire, de construire une « Nouvelle Turquie », en référence à un fantasme impérial. L’idée serait d’inspirer la « nostalgie » de la période ottomane dans les pays arabes. Il y a également la volonté de réaffirmer que le califat (autoproclamé par Daech en Syrie et en Irak) est en Turquie. Le message s’adresse à la fois à la population turque et aux populations des pays voisins.

D’autre part, les séries abordent un grand nombre de sujets. Elles s’attaquent parfois à des tabous que les journalistes, muselés en Turquie, ne peuvent traiter. Il ne s’agit pas simplement d’histoires d’amour, mais de police, d’agressions sexuelles, d’homosexualité, de prostitution, de politique ou de défense. Même les conflits militaires ou les coups d’État sont abordés. Cela représente une avancée significative pour le pays. D’autant plus que ces feuilletons sont diffusés aux heures de grande écoute, toute l’année, simultanément sur plusieurs chaînes.

L’image véhiculée à l’étranger est celle d’une société turque relativement libre, ouverte, la rendant particulièrement attractive. À la suite du succès de Nour, une hausse du tourisme a été constatée. Les tour-opérateurs proposent désormais des visites de studios. Toutefois, certains pays arabes censurent parfois des séries ou choisissent celles qui leur conviennent. En Turquie, le gouvernement a tenté de reprendre le secteur en main, ou tout du moins d’influer sur le contenu de certaines séries. Ce faisant, je me demande s’il n’a pas commis une faute politique. Alors que ce soft power culturel était encore dynamique et puissant — en particulier à la suite de Nour, qui a donné l’image d’une Turquie plus « moderne », où les femmes sont plus libres et émancipées que dans le monde arabe —, le président Erdoğan a fait le choix de retirer, par décret, son pays de la Convention d’Istanbul, contre les violences faites aux femmes. Ceci a été mal vécu par de larges pans de la société turque, y compris chez certaines figures féminines proches de l’AKP. Aux yeux de la communauté internationale, cela a confirmé l’autoritarisme du régime turc. En cherchant à plaire aux secteurs les plus conventionnels et autoritaires de son électorat, en dénonçant une supposée « décadence occidentale », le président a finalement peut-être amenuisé les atouts et les gains du soft power acquis lors de sa première décennie au pouvoir. Les séries participent de la volonté de séduire la frange islamo-nationaliste de la population : les clips de propagande, où les martyrs étaient glorifiés, sont devenus des feuilletons. Il existe désormais une banalisation de l’héroïsme militaire, sur fond religieux.

Les médias américains estiment que la Turquie serait aujourd’hui le deuxième producteur et distributeur de feuilletons télévisés au monde après les États-Unis. Comment expliquer un tel succès ?

Les données quant à ces revenus restent difficilement vérifiables. La sociologue turque Hülya Ugur Tanriöver a estimé à 2 milliards de dollars les productions turques en 2008. À partir de ses recherches sur l’économie des séries, elle a calculé que celles-ci auraient depuis connu une augmentation fulgurante (de 200 %) en termes d’argent investi. Cette universitaire rappelle que les studios et la main-d’œuvre ne coûtent pas cher et qu’il est très rentable de tourner en Turquie. En outre, les équipes sont compétentes : le cinéma turc a une longue histoire et les séries s’inscrivent dans cette continuité. Par ailleurs, en ce qui concerne les retours sur investissement, il est tout aussi avantageux de réaliser une série qui se développe sur plusieurs mois, en plusieurs épisodes de 90 minutes qu’un film unique de 60 minutes. Avec la crise économique, il sera intéressant d’observer l’attrait que pourront avoir ces studios à bas coût pour des productions étrangères.

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