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La Chine, pionnière de la surveillance ?

Alors que le gouvernement chinois aurait installé des millions de caméras de surveillance à reconnaissance faciale, dopées à l’intelligence artificielle, quelle est concrètement la réalité de la situation en 2021 et quels sont les projets en développement ?

S. Arsène : S’il existe de nombreuses formes de surveillance, il est toutefois possible de les catégoriser en deux secteurs. D’un côté se trouve la surveillance étatique et de l’autre la surveillance privée. Cette dernière se pratique dans le cadre d’activités commerciales, c’est ce que la sinologue américaine Shoshana Zuboff appelle aussi le « capitalisme de surveillance ». Ces deux modes de surveillance ne sont pas hermétiques l’un à l’autre et se retrouvent parfois connectés. Mais si les logiques étatiques ne sont pas les mêmes que les logiques commerciales, ce sont bien les sociétés privées qui ont la capacité de collecte la plus puissante et la plus détaillée.

Les géants de référence en la matière sont les entreprises du e-commerce et des réseaux sociaux, tels que Alibaba, Tencent Holdings (notamment via WeChat (1) — omniprésent en Chine) et tous leurs concurrents, comme ByteDance (Douyin) ou Baidu. Ces entreprises génèrent en masse les données de leurs usagers à des fins de ciblage, de marketing, de publicité, et elles peuvent revendre ces données en gros. Il en est de même pour les grandes compagnies américaines, bien que les sociétés chinoises bénéficient d’un cadre législatif plus souple, ce qui leur donne une marge de manœuvre plus importante (une nouvelle réglementation est en préparation, qui devrait changer la donne). Ces données détaillent de manière précise le comportement des citoyens, à travers ce qu’ils achètent, publient sur leurs blogs, échangent sur les réseaux. Cela peut également révéler la classe sociale à laquelle ils appartiennent, éventuellement leur mode de pensée, leurs opinions ou leurs émotions. Également intéressé par ces données, l’État chinois peut y réclamer l’accès, ce qui génère des formes de négociation avec ces sociétés privées. Cela survient de manière plus ou moins ponctuelle.

Pour ce qui est de la surveillance étatique, de nombreuses raisons peuvent expliquer sa mise en place, tant au niveau des collectivités, des municipalités, des provinces que des gouvernements nationaux. Prenons l’exemple des « smart cities », un concept de ville intelligente qui améliore la gestion urbaine, en collectant par exemple des informations afin de savoir quel quartier est pollué, quel quartier connait une congestion automobile. Au nom de cette organisation, des caméras et des capteurs sont installés dans les rues. Or, ceux-ci peuvent avoir d’autres types d’usage. Par ailleurs, comme dans certains États occidentaux, la police installe des caméras de vidéosurveillance dans les rues, afin de mieux lutter contre la criminalité. En Chine, les projets utilisant la vidéosurveillance sont en constante augmentation, mais ils ne recourent pas forcément tous aux technologies les plus avancées. Il est important de prendre du recul par rapport à ce qui est communiqué, notamment la communication des entreprises privées, qui répond à des fins commerciales et a donc tendance à exagérer la puissance et la capacité des instruments vendus. Or, ces technologies sont chères et leurs capacités sont encore parfois limitées. De plus, cela suppose la mise en relation des images recueillies avec des bases de données de qualité, et parfois une analyse humaine des images qui est coûteuse. Ces conditions ne sont pas toujours réunies, ce qui pose donc la question de l’efficacité réelle sur le terrain. Les évaluations manquent quant à l’efficacité réelle de ces dispositifs en termes d’impact contre la criminalité.

Quels sont les enjeux pour le gouvernement chinois ?

La communication est le premier enjeu, il s’agit d’alimenter la propagande en offrant l’image d’un pays moderne disposant de technologies extrêmement novatrices. Le but est également d’assurer à la population qu’elle peut vivre en paix et en sécurité. Ce discours se retrouve partout dans le monde mais est exacerbé dans le cas chinois. L’enjeu sécuritaire, sans doute sincère, incite la police à investir dans l’espoir de réduire la criminalité en améliorant la façon dont elle travaille. De manière concrète, si ces achats ne permettent pas de réduire les coûts, ils peuvent amener à moins reposer pour ces missions sur les effectifs humains. C’est un déplacement des ressources vers des dispositifs qui semblent éventuellement mieux automatisés, ce qui renvoie l’image d’une plus grande efficacité. Mais il ne s’agit là que d’une image. L’objectivité réelle n’est pas assurée, puisque ces dispositifs reposent sur des algorithmes de reconnaissance, des modèles qui demandent un travail de définition et de conceptualisation. Ce travail ne peut être fait que par des humains, avec leurs propres biais. La réalité de cette objectivité peut donc bien être remise en cause et doit être séparée de la communication faite autour d’elle.

Comment la population réagit-elle à cette technologie intrusive qui permet de récolter des données même privées ?

Il est méthodologiquement très compliqué d’évaluer le ressenti de la population, notamment du fait de l’autocensure. On peut distinguer deux types d’attitudes. D’un côté, les citoyens qui se sentent rassurés par l’utilisation de ces dispositifs et y voient une facilitation de la vie quotidienne, dans le contexte des « smart cities » mais aussi du e-commerce, qui propose des outils de reconnaissance plus rapides pour des opérations de paiement. La reconnaissance faciale permet d’entrer dans une résidence sans code, ni clés. D’un autre côté, certaines personnes se sont montrées critiques quant au déploiement de cette reconnaissance faciale à des domaines où elle n’était pas réellement nécessaire. De manière très anecdotique, des incidents ont apparemment eu lieu dans des résidences où des caméras de reconnaissance ont été détruites. Rappelons que cet instrument n’est pas complètement fiable et que les problèmes de reconnaissance interviennent souvent sur les mêmes visages. Ainsi, il existe quelques formes de résistance, bien que très discrètes, où les habitants s’arrangent pour contourner la chose afin de ne pas y avoir recours. Là encore, ceci est très difficile à quantifier.

Si l’on peut la relier au « crédit social », cette peur de perdre des points tend-elle à réduire les phénomènes de protestation ?

Le crédit social doit en effet être traité séparément de la surveillance et des caméras, car cela ne relève pas des mêmes bureaucraties et le lien entre les deux est très indirect. Le système de crédit social ressemble beaucoup plus à un système administratif et bureaucratique que technologique. Par ailleurs, il n’y a pas un crédit social, mais plusieurs. Ce dispositif est mis en place de manière décentralisée, au niveau de la municipalité et au niveau de certaines administrations sectorielles. C’est le cas par exemple du système judiciaire. Si les personnes ou les entités jugées n’ont pas réalisé les sentences pour lesquelles elles étaient condamnées, comme payer une amende, ou effectuer une peine de prison ou corriger un comportement, elles sont inscrites sur une liste noire. Ce système relève de la Cour suprême populaire et concerne uniquement le système judiciaire. Ce n’est d’ailleurs pas un système de points mais un système de liste noire, on est sur la liste ou l’on n’y est pas. C’est à partir de ce moment que se déclenchent un certain nombre de sanctions, dont l’impossibilité d’accéder à des emplois publics ou d’effectuer des dépenses somptuaires. On part du principe que si vous ne pouvez pas payer votre amende, vous ne pouvez donc pas faire ce type de dépenses. À ce titre, les voyages ne peuvent ainsi se faire qu’en seconde classe ou en bus, mais non en avion.

Quant aux municipalités, chacune décide de la manière dont elle veut mettre en place le crédit social à son échelle. À ce jour, quelques dizaines ont publié des décrets pour sa mise en place. Certaines publient leurs barèmes, avec en général, une liste d’actions qui fait gagner des points et une autre qui en fait perdre. L’ordre de grandeur se situe souvent entre 800 et 1000 points de départ. Les villes vont ainsi recueillir des données auprès des instances administratives à l’échelle de leur communauté. Ce sont par exemple les services publics de fourniture d’électricité ou de gaz, les hôpitaux qui vont les renseigner afin de savoir si les factures ont bien été réglées. La police peut, elle aussi, être amenée à fournir des informations sur des condamnations éventuelles. Toutefois, il ne s’agit ici que de petits délits.

Par ailleurs, cette collecte ne se fait pas toujours de manière digitale et les caméras connectées ne font pas partie du système. Ce sont des fonctionnaires qui remplissent des listes. Selon les municipalités, cela peut ainsi être plus ou moins sophistiqué. La ville de Shanghaï, qui est très riche et très moderne, recourt davantage à des technologies numériques — par exemple en développant une application mobile pour la visualisation des données — qu’à Rongcheng, une petite ville dans la province du Shandong, où en 2018 on utilisait encore des fiches papier. Si les administrations au sein d’une municipalité communiquent régulièrement entre elles, et fournissent leurs listes à une organisation nationale, il ne s’agit pas d’un flux continu de transfert de données.

En 2020, l’artiste Deng Yufeng (2) a dénoncé la présence massive des caméras en ville. À Pékin, il a ainsi organisé une expérience où il faut remonter une rue en évitant toutes les caméras. Existe-t-il des méthodes, des outils, des initiatives pour passer outre ?

La rue dans laquelle cet artiste a réalisé cette action est très centrale et proche de sites touristiques, et donc évidemment très surveillée. Bien sûr, cela permet aussi aux autorités de détecter tout mouvement de contestation dans l’espace public. Toutefois, tout le pays n’est pas aussi équipé en caméras. Quant à savoir jusqu’où les citoyens disposent d’espace pour contourner cette surveillance, cela reste difficile à évaluer. Le phénomène n’est d’ailleurs pas seulement chinois et nombreux sont ceux qui ont mené des expériences similaires à travers le monde ou qui se posent des questions. Il s’agit également de démontrer que les dispositifs sont faillibles et qu’il est techniquement possible de les contourner. Il en est de même sur les réseaux sociaux, où la surveillance s’exerce tout aussi massivement. Des internautes ont par exemple adopté la tactique de noyer leurs activités militantes sous un flux d’activités qui n’ont aucune pertinence pour les autorités. Le travail de tri étant trop important, l’information passe sous le radar des autorités.

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