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Revenir au centre du monde. Réinvestir militairement l’aire indopacifique

Il n’est plus nécessaire de détailler les enjeux de la région indopacifique, tant celle-ci fait l’objet d’une couverture médiatique régulière rappelant son poids dans l’économie et le trafic commercial (1), l’avènement de compétiteur stratégique (2) et la montée des tensions régionales. S’il fallait choisir un exemple, la contestation du droit de la mer en mer de Chine méridionale pourrait avoir des répercussions bien au-delà de l’océan Pacifique et raviver de nombreuses tensions. Le Pacifique ouest, et demain l’océan Indien, est le lieu de rapports de force qui pourraient transformer durablement l’ordre mondial.

L’actualisation de la revue stratégique l’a encore rappelé : « L’Indopacifique est aujourd’hui le théâtre de profondes évolutions stratégiques […] Ces évolutions ont des conséquences directes sur l’ensemble des populations et des infrastructures de la zone, y compris nos DROM-COM(3) ». De plus, cette région n’est pas fermée et isolée et doit nous préoccuper, tant de la côte africaine aux Amériques que de la Mongolie aux îles Kerguelen. La garantie de stabilité et de liberté de circulation est aussi la clé pour l’accès et la stabilité des zones polaires.

La réduction significative du déploiement militaire américain au Moyen-Orient en janvier 2021 est un symbole fort du pivot réalisé vers le Pacifique. La récente stratégie de défense française pour l’Indopacifique démontre la volonté de la France, en tant que nation du Pacifique, de peser davantage et d’entraîner l’Europe dans la zone. Mais, au-delà des intentions, il nous paraît important de donner une forme plus démonstrative à la présence militaire française pour faire face aux forces en présence et montrer à nos alliés que nos ambitions s’appuient sur des moyens d’action crédibles. Dans une région qui concentre une part importante des dépenses militaires mondiales (42 % des transferts d’armes internationaux sur la période 2016-2020 (4), avec une croissance importante des budgets de défense, les capacités militaires françaises actuelles ne nous paraissent pas encore à la hauteur de l’ambition.

Après neuf années de réduction consécutive aux précédents Livres blancs, la Revue stratégique de 2017 souligne l’importance de rehausser les fonctions connaissance, anticipation et prévention dans une stratégie d’approche globale qui promeut la France comme puissance d’équilibre de l’Indopacifique. La LPM 2019-2025, sans annoncer une franche remontée en puissance, stoppe la décrue et vise à consolider l’existant pour réaliser les ambitions stratégiques de la France.

Face à ce constat, il faut composer avec la réalité, qui est celle des budgets contraints des forces armées françaises. Elles sont en effet confrontées à l’accroissement des coûts liés à la fois au renouvellement massif de capacités héritées de la guerre froide et à l’entretien d’un parc hétérogène. Simultanément, les missions des armées n’ont cessé de se multiplier dans les différentes zones d’intérêt de la France. Dans ce contexte et en considérant que l’Indopacifique est, nonobstant son éloignement du territoire métropolitain, un théâtre stratégique pour la sécurité de la France et de l’Europe, nous chercherons ici à proposer au moindre coût un durcissement réaliste de la puissance militaire française dans la zone (5).

Sur terre

Pour l’armée de Terre, l’existence des neuf régiments et détachements outre-mer encore présents est pérennisée. Toutefois, les défis à relever par les forces terrestres de la zone indopacifique, taillées au plus juste, sont nombreux et impliquent des adaptations en vue d’une plus grande efficience. Face aux contraintes budgétaires actuelles qui n’entraîneront pas une remontée de la masse de manœuvre à court terme, et en considérant les réflexions sur le retour de la haute intensité, il s’agit donc de proposer au travers de cette réflexion trois pistes d’amélioration à isopérimètre budgétaire.

Premièrement, les unités des forces terrestres contribuent directement à la sécurité des Français de l’étranger et des DROM-COM. La crise de la Covid-19 a mis en lumière la contribution capitale des troupes prépositionnées à la résilience de la nation dans les situations de crises de sécurité intérieure. Les aléas climatiques, fréquents dans les régions australes, génèrent également des situations pour lesquelles l’action des soldats est essentielle. Au cours des dix dernières années, les forces terrestres présentes ont toujours suffi à encaisser le premier choc jusqu’à l’arrivée de renforts. Toutefois, la crise sanitaire en cours depuis janvier 2020 nous a rappelé, comme un ultime avertissement, que, dans le cas d’un choc mondialisé, les bascules de l’effort militaire sont bien plus difficiles. Il faut désormais admettre qu’en cas de crise majeure en Indopacifique, les forces terrestres devront faire face seules pour un temps important. Tenir sous-­entend donc de disposer d’une plus grande masse de manœuvre. Sur le plan humain, la piste de la réserve opérationnelle des territoires ultramarins est à la fois prometteuse et réaliste. Les statuts de la réserve pourraient y être adaptés pour permettre en tant de crise une mobilisation plus étendue. L’extension de l’obligation de disponibilité de cinq ans des ex-­soldats d’active (6) et l’intégration des jeunes passés par le SMA (Service militaire adapté) à la réserve opérationnelle de 2e niveau sont des pistes à explorer.

Deuxièmement, les unités des forces terrestres disposent d’une capacité d’accueil et d’intégration de forces indispensable à tout type de montée en puissance. Que ce soit en renfort des forces de sécurité intérieures, pour déployer une force d’intervention vers des États riverains (à l’image de « Serval » en Afrique de l’Ouest) ou encore pour participer en masse à des exercices interalliés (comme l’exercice « Croix du Sud » dans le Pacifique), les forces terrestres doivent être encadrées, équipées, protégées et hébergées. Les années de déflation se sont soldées par un vieillissement accru de leurs infrastructures et de leurs matériels, auquel il faudra remédier rapidement en utilisant au moins partiellement la main-­d’œuvre militaire des unités spécialisées dans les travaux d’infrastructures. Pour les matériels, deux volets sont envisageables. Alors que l’armée de Terre prend un virage capacitaire avec la transformation SCORPION, il est d’abord possible d’élargir la bascule déjà amorcée des matériels d’ancienne génération (transmissions et certains armements à définir). Ceux-ci pourraient être utilisés et soutenus à un coût moindre que les matériels plus modernes, à l’image de ce qui est fait avec la mise en place annoncée de VAB en Nouvelle-­Calédonie d’ici à 2025 (7). Ensuite, il pourrait être aussi envisagé de remplacer le parc des véhicules légers et des poids lourds de gamme militaire par des moyens civils militarisés et soutenables localement (soit auprès de concessions françaises, soit dans le cadre de partenariats commerciaux avec les États voisins). Il s’agirait donc d’affecter provisoirement une « armée de Terre des outre-­mers » aux engagements de basse intensité et à la préparation de l’accueil de renforts. L’engagement de haute intensité serait ainsi dévolu à l’échelon national d’urgence en provenance de métropole.

Troisièmement, la contribution des forces terrestres à la stratégie globale passe par leur crédibilité. Les forces françaises jouissent d’une excellente réputation produite par les engagements opérationnels actuels et passés. Toutefois, cette image positive reste lointaine vue de l’Indopacifique et pourrait être valorisée par la participation plus accrue à des exercices ambitieux auprès de nos partenaires principaux. L’intégration régulière à un exercice de niveau divisionnaire d’une brigade amphibie « de marche » composée de régiments outre-­mer et métropolitains en renfort dans un environnement international serait une façon pertinente de démontrer la capacité à commander des opérations de grande ampleur et également de se mettre à l’épreuve de l’interopérabilité en vue d’engagements futurs. L’exercice « Warfighter » réalisé en 2021 avec l’US Army est un excellent modèle qu’il est envisageable de reproduire avec les armées de terre australienne, néo-­zélandaise et même japonaise pour renforcer le statut de puissance d’équilibre de la France en Indopacifique.

Pour conclure, l’armée de Terre est certainement l’armée qui détient le plus important potentiel de visibilité dans la zone indopacifique. Si cela est évident pour les Français résidant dans les territoires outre-­mer, cela l’est moins pour les nations voisines. En effet, les stationnements insulaires et côtiers ont naturellement tendance à limiter le rayon d’action des régiments. Ainsi, les moyens de projection aériens et navals sont des capacités vitales pour l’armée de Terre.

Sur mer

Les moyens de la Marine nationale dans l’Indopacifique sont destinés à réaliser les missions de souveraineté et de protection de nos espaces maritimes face à des menaces de faible intensité et à montrer le pavillon français aux pays voisins. Face à des menaces plus développées, notamment sous-­marines, ces forces ne disposent pas de moyens d’agir adaptés. Pour afficher à faible coût la détermination française à être une puissance dans la zone, il conviendra donc de relever à court terme les frégates de surveillance par des unités disposant de plus de moyens de détection et d’action. Il paraît utile de s’intéresser à l’hypothèse de leur remplacement par des frégates de type La Fayette (FLF) rénovées, disposant notamment de sonars, mais également de capacités accrues d’autodéfense contre les menaces aériennes et de véritables moyens d’action en Lutte au-­dessus de la surface (LAS). À plus long terme, au moment du renouvellement des frégates de surveillance, le programme devra prendre en compte la nécessité de disposer dans le Pacifique (et éventuellement dans l’océan Indien) de navires endurants et rustiques, certes, mais également dotés de moyens de détection et d’action dans les grands domaines de lutte (ASM, LAS, lutte antiaérienne, guerre électronique). Défendre la souveraineté maritime dans le Pacifique au XXIe siècle sera sans doute à ce prix.

Le volet aérien ne doit pas être négligé et, s’il paraît difficile de disposer en permanence de véritables avions de patrouille maritime français dans le Pacifique, un renforcement des moyens de surveillance maritime est nécessaire et acté pour disposer des moyens de défendre nos intérêts et il faut envisager que le Falcon 2000, remplaçant des Falcon 20 Gardian, puisse être doté de capacités d’action pour en faire un outil utilisable au-­delà des seules missions d’action de l’État en mer. Il est également souhaitable de compléter ce dispositif par des drones permettant d’améliorer la couverture des espaces maritimes.

En soutien des forces de souveraineté, l’accroissement des déploiements dans l’aire indopacifique, notamment dans le Pacifique ouest et la mer de Chine, pour chercher à atteindre la permanence d’un Surface Action Group constitué de deux frégates, dont un navire allié, est une piste à étudier. De tels déploiements seraient de nature à améliorer notre connaissance de la zone et notre capacité à opérer conjointement avec nos partenaires et à réagir rapidement en cas d’élévation brutale du niveau de crise (8). L’augmentation de la fréquence de déploiements de sous-­marins nucléaires d’attaque est également de nature à renforcer significativement la stature militaire de la France dans l’aire indopacifique (9). S’il est évident qu’un tel renforcement ne saurait être neutre en termes de budget, il paraît possible d’en maîtriser le coût par l’appui sur nos partenaires locaux et par une contractualisation pensée en amont du maintien en condition opérationnelle et du soutien. Les investissements en termes d’infrastructures doivent rester limités. La principale difficulté à surmonter tient au fait que le renforcement des déploiements ne pourra se faire qu’au détriment de certaines missions de la Marine sur d’autres théâtres, qu’il faudra dès lors réévaluer de manière globale, en impliquant nos partenaires, notamment européens, ce qui pourrait ainsi concrétiser un engagement de l’UE dans les enjeux de l’Indopacifique.

Enfin, il nous semble nécessaire d’en finir avec l’équivalence des outre-­mers et de différencier les moyens en place selon les menaces et enjeux du théâtre pour disposer de moyens d’action navals d’un niveau adapté.

Dans la troisième dimension élargie

La présence de l’Armée de l’air et de l’espace (AAE) en zone indopacifique est matérialisée d’abord par trois emprises aériennes permanentes sur les territoires ultramarins français. Les moyens présents sont aujourd’hui limités à des capacités de surveillance, de soutien humanitaire et de transport léger. Aucun moyen de combat aérien et de projection lourd et à long rayon d’action n’est stationné de façon permanente sur ces sites qui couvrent pourtant une zone de responsabilité de plusieurs millions de kilomètres carrés. Les capacités des bases aériennes des forces de souveraineté sont ensuite complétées par celles des forces de présence à Djibouti et aux Émirats arabes unis. Les moyens déployés au profit des opérations au Levant sont pour l’heure principalement engagés dans la zone Moyen-Orient et ne peuvent pas être considérés comme faisant partie de la stratégie de défense française en Indopacifique. Ainsi, seuls des déploiements temporaires démonstratifs, comme dans le cas de « Skyros » (10) vers l’Inde début 2021 et de « Heifara wakea », qui a permis de projeter le même volume, mais cette fois-ci jusqu’à Tahiti en juin 2021, ou des missions ponctuelles associées à la participation à un exercice majeur de la région, telle la mission « Pégase » (11) lors du retour de « Pitch Black » en 2018, offrent des opportunités de présence de moyens significatifs. Toutefois, ces projections demeurent trop rares et trop courtes pour ancrer réellement la composante aérienne dans le paysage. Ces shows of presence de la force aérienne française ne se font qu’aux côtés d’un nombre restreint de pays partenaires, et dans un espace géographique encore trop limité : le nord de la zone indopacifique n’est jamais couvert ; c’est pourtant là que le droit international est le plus menacé. Et si certaines régions contestées sont équidistantes de la métropole et des DROM-COM, une projection aérienne depuis ces derniers offre l’avantage de s’affranchir de contraintes et d’autorisations de survols d’autres pays.

Si le déploiement pérenne de Rafale ou d’A400M sur les terrains de forces de souveraineté n’est – pour le moment – pas à l’ordre du jour au vu du nombre réduit d’appareils et de leur sollicitation, il est en revanche légitime de s’interroger sur l’augmentation de la fréquence de la présence de ce type d’aéronefs dans la région en cohérence avec l’importance croissante que lui accorde la stratégie de défense française en Indopacifique (12). Un déploiement annuel de plusieurs mois d’un plot Rafale/MRTT/A400M dans le cadre des fonctions prévention et protection, au travers par exemple d’entraînements interarmées et interalliés (via des partenariats stratégiques étendus ou consolidés), coïnciderait avec les objectifs stratégiques de la France en Indopacifique. De telles missions d’une part apporteraient aux équipages et équipes techniques une meilleure connaissance des conditions météorologiques et aérologiques des régions tropicales et subtropicales et d’autre part permettraient une meilleure préparation à la charge de soutien sur ces sites qui ont nécessairement besoin d’aménagement, de modernisation, voire d’extension de zones opérationnelles, comme c’est le cas actuellement en métropole pour accueillir des aéronefs plus volumineux et en plus grand nombre. L’AAE a comme objectif d’être capable de déployer en 2023 20 Rafale et 10 A330 Phénix aux antipodes (soit 20 000 kilomètres) en 48 heures, une ambition validée par le ministère des Armées. Il sera nécessaire d’ici là d’adapter les structures de stationnement et de soutien technique des aéronefs sur ces terrains.

De plus, ces déploiements pourraient à certaines occasions s’accompagner d’un AWACS, voire de moyens sol-air pour démontrer le panel complet des missions d’intérêt air que la France peut mener aux antipodes. Une projection complémentaire de drones MALE aurait également du sens pour surveiller les vastes zones et fournir un appui renseignement, voire cinétique dans certaines situations. Certes, un déploiement pour une longue durée de moyens lourds, outre les aéronefs projetés, nécessiterait aussi l’emploi d’avions de transport stratégiques pour la projection du soutien, alors que ceux-ci font déjà clairement défaut lors de nos opérations. C’est justement l’occasion de se saisir de ce segment du transport trop longtemps oublié. Plusieurs options existent, de l’achat d’avions étrangers au développement d’A380F cargo (13). Une réflexion française et européenne sur ce besoin est dans tous les cas nécessaire pour les besoins tant militaires que civils et sanitaires. Enfin, des partenariats doivent également être trouvés avec des compagnies locales pour le transport de fret afin de recentrer l’emploi des avions militaires sur les missions opérationnelles et d’entraînement.

À propos de l'auteur

Arnaud Chassaing

Lieutenant-colonel (Air et Espace).

À propos de l'auteur

Maxence Luyckx

Lieutenant-colonel (Terre).

À propos de l'auteur

Guillaume  Belléard

Capitaine de corvette (Marine), officiers stagiaires de la 28e promotion de l’École de guerre.

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