Magazine Moyen-Orient

Pétrole : le Golfe face à une transition géopolitique concurrentielle

L’annonce, en mars 2021, par l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) du lancement de contrats à terme négociés avec les clients pour son brut de référence (le murban) a eu l’écho d’une révolution dans le secteur pétrolier. Depuis le début de la production des champs d’hydrocarbures dans le Golfe au milieu du XXe siècle, l’« or noir » est vendu aux entreprises étrangères partenaires dans l’exploitation des gisements de la région, qui le commercialisent ensuite. Ces contrats de l’ADNOC remettent aussi en cause le cadre établi depuis le contre-choc pétrolier des années 1980 pour la fixation des prix du baril. En autorisant sa vente directe et son exportation depuis le port de Fujaïrah, Abou Dhabi s’efforce d’imposer son brut parmi les références mondiales pour soutenir l’augmentation et la compétitivité de sa propre production (1).

De la part de la capitale des Émirats arabes unis, connus pour leurs projets pharaoniques et leurs campagnes de communication dans le domaine des énergies renouvelables, la stratégie paraît paradoxale. À côté du projet Masdar de « ville verte » et « pionnière du développement durable », le paquet mis sur le pétrole brut détonne. La contradiction n’est pas propre aux Émirats arabes unis. À l’autre bout du Moyen-Orient, le Maroc, pourtant le plus en pointe des pays du Maghreb dans le développement de production d’énergie solaire, augmente ses capacités de production d’énergie fossile dans des proportions supérieures aux énergies renouvelables. Les sites solaires Noor de la région de Ouarzazate sont édifiés en même temps que les centrales de nouvelle génération au charbon, comme celles de Safi. Les unes et les autres attirent les investisseurs asiatiques et européens.

Les ministres arabes de l’Énergie multiplient les plans d’investissement dans le solaire, l’éolien et l’hydrogène vert. Ils n’en soutiennent pas moins le renforcement continu de l’industrie pétrolière et gazière. Tentant de surmonter ces contradictions lors du sommet organisé par l’International Energy Forum et l’Union européenne (UE) en février 2021, le représentant saoudien, Abdelaziz ben Salman al-Saoud, appelait les Européens à la « flexibilité » pour que « tout le monde » puisse participer à la transition en fonction de ses priorités, non sans avoir annoncé que le royaume allait « éblouir » ses partenaires dans le domaine du renouvelable. La transition énergétique est un défi d’ampleur pour le Moyen-Orient. L’hydrogène « vert », en particulier, exige une fourniture massive d’électricité solaire ou éolienne, la construction d’infrastructures de stockage et de transport adaptées, un environnement industriel et institutionnel rassurant pour des investissements de long terme, alors que les technologies ne permettent pas encore une production rentable à grande échelle (2).

Urgence économique et préoccupations environnementales

Les plans pour l’après-pétrole ne sont pas nouveaux au Moyen-Orient. Les recettes avancées pour remédier aux effets du contre-choc pétrolier dans les années 1980 et 1990 sont toujours celles qui occupent les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) (3) : la limitation de la production par le biais des quotas afin de faire remonter les cours, la réduction du rôle de l’État et des dépenses publiques dans l’économie, la nationalisation de la main-d’œuvre (la préférence nationale) et le rôle privilégié accordé au secteur privé pour diversifier les économies nationales.

Les effets de l’épidémie de Covid-19 sur la consommation mondiale n’ont fait que relancer les débats sur le passage du « pic » pétrolier. Les experts de British Petroleum (BP) estiment que le pic de consommation a été atteint en 2019 ; ceux de Total pensent qu’il le sera autour de 2030. L’impact du ralentissement économique provoqué par la pandémie a aggravé les problèmes déjà bien identifiés dans la région : le taux durablement élevé du chômage, en particulier des jeunes, le rôle directeur de l’État dans des économies dont les moteurs (l’industrie des hydrocarbures et des matières premières) relèvent du secteur public, la difficulté de l’industrie à sortir de secteurs peu producteurs de valeur ajoutée et d’une dépendance risquée aux exportations de matières premières. Le développement des énergies vertes s’insère parfaitement dans cette diversification.

Depuis le contre-choc pétrolier, les réformes engagées suivent des lignes néolibérales. Pour des pays convertis à l’attraction des investissements étrangers et confrontés à des budgets déficitaires, le néolibéralisme n’est pas seulement un moyen de convaincre les institutions financières internationales. Dans un contexte de transition politique particulièrement dense et délicat depuis les années 2010, il justifie la délégation de fonctions régaliennes à des agences semi-publiques rattachées directement à la personne du chef de l’État et contournant l’administration accusée de lourdeurs bureaucratiques.

Les privatisations, les partenariats public-privé et les contrats gigantesques auxquels donnent lieu les plans de transition économique associent aux réformes les conglomérats les plus proches des élites dirigeantes, aux dépens de groupes jugés trop liés aux régimes précédents. Des secteurs entiers (éducation, santé) de l’État-providence sont ouverts au secteur privé (4). À Abou Dhabi, le développement de l’hydrogène vert est ainsi pris en main par une alliance qui associe les portefeuilles d’investissements du fonds souverain Mubadala (235 milliards de dollars en 2021) et de la holding d’État ADQ à la compagnie pétrolière publique ADNOC. Au Maroc, les centrales Noor sont construites et exploitées dans le cadre de partenariats public-privé dont les institutions publiques se félicitent.

Ces transformations suscitent des réticences au-delà même des groupes écartés par la gestion politique des grands contrats. En avril 2020, la confrontation des autorités saoudiennes avec des membres de la tribu des Howeitat, menacés d’expulsion par le projet de cité futuriste « Neom », a rappelé les conséquences concrètes de tels projets pour les habitants locaux. La surface foncière des infrastructures destinées à la production des énergies vertes et leur consommation en ressources naturelles rares (eau) provoquent des tensions d’autant plus vives avec les habitants voisins des installations que les préoccupations environnementales sont désormais fortement ancrées chez les ressortissants des pays du Moyen-Orient. Au Maroc comme aux Émirats arabes unis, l’usage de l’eau en particulier figurait au premier plan des inquiétudes environnementales des personnes interrogées dans un sondage de 2017 (5).

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