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Les soft powers asiatiques

Alors que l’intérêt des puissances asiatiques pour le soft power est croissant, c’est la place grandissante de la politique dans la réappropriation du soft power qui est à l’origine de rivalités sur un terrain longtemps ignoré. Si les stratégies asiatiques de soft power sont aujourd’hui multiples, elles ont cependant toutes été soumises à la crise de Covid-19, avec des fortunes diverses.

Les puissances asiatiques sont friandes du soft power, perçu par certains comme un outil au service d’une puissance moyenne souhaitant jouer un rôle plus important sur la scène régionale et internationale (Corée du Sud, Singapour…), par d’autres comme la justification d’une grande puissance de retour sur le devant de la scène (Chine, Inde) ou encore comme un moyen de résistance face à de nouveaux équilibres régionaux jugés défavorables (Japon). Bien qu’il ait été conçu dans le monde occidental et soit sans relation directe avec la région, le soft power (ou pouvoir d’influence, dans sa version française) a fait des émules en Asie, au point de devenir une stratégie nationale officielle dans certains cas, et de justifier des politiques étrangères basées sur la recherche de l’influence. On peut même considérer que le soft power se conjugue désormais au pluriel en Asie tant il se manifeste différemment selon les cas, et que ce concept au départ libéral nourrit aujourd’hui une vision réaliste des relations interétatiques et sert l’intérêt national, jusqu’à générer de nouvelles formes de compétitions. Le politologue américain Joseph Nye lui-même admet que son concept a été réinterprété, au risque de parfois s’éloigner de son sens initial (1).

Le concept de Joseph Nye revisité

Joseph Nye avança à la fin des années 1980 l’idée que les transformations du système international engendrées par la bipolarité de la guerre froide ont accéléré et amplifié l’émergence d’une nouvelle forme de puissance, qu’il a qualifiée de soft power. Ce professeur de Princeton fut le premier à considérer que les attributs dits traditionnels de la puissance (capacités militaires, poids démographique, géographie, ressources stratégiques), définis comme composants de ce qu’il catégorise comme étant le hard power, ont vu pendant la guerre froide leur importance progressivement diminuer au profit d’attributs immatériels, tels que les institutions, le niveau d’éducation de la population, la technologie, ou encore la culture. Bien que n’ayant pas de véritable définition, le soft power est pour Nye la capacité à changer ce que les autres veulent en raison de sa force d’attraction, s’opposant ainsi au hard power, qui est la capacité à changer ce que les autres font. L’effondrement du bloc de l’Est serait ainsi en partie lié à l’incapacité du soft power soviétique à rivaliser avec le soft power américain, présenté comme l’exemple incarnant à la perfection toutes les particularités de cette notion.

Dans un texte plus récent, Nye a affiné son concept et divisé les sources du soft power en trois catégories principales : la culture, les valeurs politiques internes et la politique étrangère, auxquelles peuvent s’ajouter certains aspects de la puissance économique et militaire, pourtant associés au hard power (2). Pour être considérés comme de réelles sources de soft power, ces éléments doivent être perçus par les autres acteurs politiques comme légitimes, crédibles et attractifs (entraînant ainsi un désir d’imitation). Les États qui mettent en place des stratégies de soft power cherchent à se rendre plus attrayants, et améliorent ainsi leur image, jusqu’à renforcer leur capacité d’influence. Les institutions d’un État ont donc un rôle prépondérant dans son soft power.

Dès le début des années 1990, le concept de soft power a suscité un intérêt dans certains milieux intellectuels en Chine, même si les dirigeants chinois traitèrent le plus souvent avec mépris ce qu’ils qualifiaient alors de « concept occidental », dans un contexte marqué par de profondes hostilités consécutives aux évènements de la place Tiananmen de 1989. Le premier ouvrage de l’expert américain faisant mention du soft power a cependant été traduit dès 1992 par He Xiaodong et publié par la très officielle China’s Military Translation Press. Mais c’est un article de Wang Huning en 1993 qui posa le premier la question du soft power en Chine, et ouvrit le débat sur la pertinence d’une telle orientation pour Pékin, suggérant notamment que « si un pays a une culture et une idéologie admirables, les autres pays auront tendance à le suivre. […] Il n’a pas besoin de faire usage d’un hard power coûteux et moins efficace (3) ». Ce texte reprend les grandes lignes du concept développé par Nye, tout en faisant de la culture la principale source du soft power. Dès cette époque, la construction du soft power s’organisa en Chine, certes encore timidement, mais il différait déjà de son acception aux États-Unis. Au tournant des années 1990, d’autres pays asiatiques manifestèrent un timide mais réel intérêt pour le soft power. La Corée du Sud et Taïwan, récemment démocratisés, y virent la possibilité de nourrir un discours identitaire et de mettre en avant un modèle de développement ayant accompli de véritables miracles : à Taipei, la promotion de ses singularités identitaires ethniques et, en parallèle, la défense des valeurs traditionnelles chinoises (écriture, confucianisme et même bouddhisme) ; à Séoul, la mise en place d’une stratégie de puissance moyenne axée sur une influence renforcée (4). Au Japon, qui exerçait déjà une forme de soft power non déclaré depuis les années 1960, c’est un « nouveau » soft power qui émergea dans les années 1990, en marge de la stagnation de l’économie, alimenté par la culture populaire et ce qu’elle disait de la société japonaise (5). Conscients d’une rivalité naissante avec d’autres puissances asiatiques, les dirigeants japonais avaient à cœur d’utiliser l’attractivité du Japon au service d’une stratégie d’influence à l’échelle régionale et même internationale (6).

À propos de l'auteur

Barthélémy Courmont

Directeur de recherche responsable du programme Asie-Pacifique à l’IRIS et maître de conférences à l’Université catholique de Lille.

À propos de l'auteur

Frédéric Lasserre

Directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), département de géographie, Université Laval (Québec, Canada).

À propos de l'auteur

Eric Mottet

Enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille, directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) et co-auteur de Manuel de géopolitique : enjeux de pouvoir sur des territoires (Armand Colin, 2020)

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