Le problème de l’évaluation de l’efficacité du soft power
Le concept développé par Nye reste un outil notoirement imparfait en raison de la difficulté de mesurer et d’évaluer le soft power d’un État. En effet, si le soft power est actuellement largement accepté et utilisé, sa compréhension théorique et son application pratique restent difficiles. Les agences gouvernementales, les spécialistes des relations internationales et les think tanks sont tous à la recherche d’outils permettant d’évaluer les résultats de leur travail et la position d’un pays dans le monde en termes de capacité d’attraction. En outre, l’évaluation et la mesure peuvent être compliquées en raison du nombre de facteurs à prendre en compte au sein d’un écosystème complexe et difficilement modélisable, comme l’utilisation du hard power qui peut venir parasiter les efforts d’une stratégie de soft power d’un pays. À cela s’ajoute le fait que les efforts de soft power ne peuvent apporter de résultats que sur le temps long. Dans ce cas précis, un écosystème de soft power fait référence à des réseaux complexes de facteurs opérant à l’intérieur et à travers une gamme d’échelles et de temps. En d’autres termes, le soft power, qui est un processus qui permet de créer une multitude de résultats de diplomatie publique, n’est pas un processus linéaire simple, mais un écosystème avec de multiples boucles de rétroaction qui influencent au fil du temps chacun des outils présents dans une stratégie de soft power.
Cependant, en réponse au besoin des chercheurs et des décideurs politiques d’évaluer, de mesurer et de comparer les instruments utilisés pour renforcer le soft power d’un pays, un certain nombre de classements internationaux ont vu le jour au cours des dernières années. Bien qu’ils soient imparfaits, ces classements permettent la comparaison des pays à travers le déploiement du soft power tout en identifiant les points forts et ceux à améliorer. Concernant l’Asie, la difficulté de ces classements est de pouvoir définir précisément le moment où un outil de soft power franchit la ligne pour devenir une forme de sharp power.
Les soft powers asiatiques dans les classements internationaux
Dans son indice « Soft Power 30 » de 2019 (12), la société de conseil en communication Portland (Londres) qui mesure le soft power des États, les pays européens se partagent presque systématiquement les premières places avec une combinaison inégalée d’atouts solides dans toutes les catégories du soft power, en particulier la culture, l’éducation, le numérique ou l’engagement mondial, tandis que des pays comme la France (1re), le Royaume-Uni (2e) et l’Allemagne (3e) bénéficient d’un niveau de confiance très élevé en matière de politique étrangère tout comme l’UE qui essaye de coordonner — pas toujours avec beaucoup de succès — les outils du soft power des pays européens.
En Asie, chaque pays a son propre soft power, y compris les nations membres de l’ASEAN. À ce titre, l’indice Soft Power 30 classe plusieurs pays asiatiques, c’est notamment le cas du Japon (8e), de la Corée du Sud (19e), de Singapour (21e) et de la Chine (27e). Si l’on élargit la lecture du classement à la définition géographique la plus large de l’Asie-Pacifique, l’indice fait apparaître des pays comme les États-Unis (5e), le Canada (7e), l’Australie (9e) et la Nouvelle-Zélande (17e). On constate dans ce classement que, malgré l’énorme engouement du soft power en Asie, les pays de la région accusent un déficit important, en particulier par rapport aux pays européens (19 pays sur 30) et nord-américains. Bien que l’Asie-Pacifique soit en avance sur le plan économique, elle reste à la traîne des pays occidentaux quand il s’agit de capter le « réservoir de sympathies » qu’engendre la mise en place d’une stratégie de soft power. De toute évidence, il y a des gagnants et des perdants du soft power en Asie.
Quant au Global Soft Power Index 2021 (13) basé sur la plus vaste enquête de terrain de ce type, menée auprès du grand public et de spécialistes par Brand Finance (Londres), avec des réponses recueillies auprès de plus de 75 000 personnes dans 102 pays, les pays asiatiques font bonne figure, notamment pour leur gestion sanitaire de la pandémie de Covid-19, l’un des onze critères de ce classement (réputation, influence, affaires, gouvernance, relations internationales, culture, média, éducation et science, etc.). C’est particulièrement le cas du Japon (2e), de la Corée du Sud (11e), de Singapour (20e) et du Vietnam (47e) qui ont tous gagné des places par rapport à 2020. À l’inverse, la Chine (8e), la Thaïlande (33e), la Malaisie (39e) ou l’Indonésie (45e) sont les grands perdants du classement 2021 puisque tous ont reculé. Cela montre à quel point la réponse d’un État à une crise sanitaire est devenue un critère essentiel dans l’évaluation de son soft power.
Notes
(1) Joseph Nye, « Soft power : the evolution of a concept », Journal of Political Power, vol. 14, no 1, 2021, p. 196‑208.
(2) Joseph Nye, Soft Power : The Means To Success In World Politics, New York, Public Affairs, 2004.
(3) Wang Huning, « Zuowei Guojia Shili de Wenhua : Ruan Quanli » (« La culture comme puissance nationale : soft power »), Fudan Daxue Xuebao (Journal de l’université Fudan), mars 1993, p. 23-28.
(4) Yul Sohn, « ‘Middle Powers’ Like South Korea Can’t Do Without Soft Power and Network Power », Global Asia, vol. 7, no 3, 2012.
(5) Jean-Marie Bouissou, « Pourquoi aimons-nous le manga ? Une approche économique du nouveau soft power japonais », Cités, no 27, 2006.
(6) David Leheny, « A Narrow Place to Cross Swords : Soft Power and the Politics of Japanese Popular Culture in East Asia », in Peter Katzenstein et Takashi Shiraishi (dir.), Beyond Japan : The Dynamics of East Asian Regionalism, Ithaca, Cornell University Press, 2006.
(7) Barthélémy Courmont, « Le soft power chinois : entre stratégie d’influence et affirmation de puissance », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 43, no 1-2, mars-juin 2012.
(8) Stefan Halper, The Beijing Consensus : How China’s Authoritarian Model Will Dominate the Twenty-first Century, New York, Basic Books, 2010.
(9) Heng Yee-Kuang, « Mirror, Mirror on the Wall, Who is the Softest of Them All ? Evaluating Japanese and Chinese Strategies in the Soft Power Competition Era », International Relations of the Asia-Pacific, vol. 10, no 2, mai 2010.
(10) Nom donné à de grands groupes industriels coréens tels que Samsung, LG Group ou Hyundai.
(11) Daya Thussu, Communicating India’s Soft Power : Buddha to Bollywood, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
(12) https://softpower30.com/
(13) https://brandirectory.com/globalsoftpower/
Légende de la photo en première page : Si la Chine entend ravir aux États-Unis la place de numéro un mondial — ce qu’elle a déjà fait au niveau commercial mais aussi au niveau économique, en PIB à parité du pouvoir d’achat —, elle a encore du retard sur son rival en termes d’influence mondiale. Si la présence chinoise se fait sentir sur tous les continents et dans les organisations internationales, il sera néanmoins difficile de prendre l’avantage au niveau culturel, alors que la langue anglaise semble indétronable et que les super-héros qui font vibrer les jeunes du monde entier sont pour le moment américains et non chinois. (© Shutterstock)