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Puissance aérienne : quelles mutations à venir ?

Il y a dix ans, la thèse de Martin Van Creveld, dans The Age of Airpower, était que la puissance aérienne était si efficace qu’elle n’était plus pertinente, ses effectifs diminuant. Depuis cette publication, de nombreuses opérations ont vu l’utilisation de presque tout le spectre des opérations aériennes. Un « nouvel âge de la puissance aérienne » est-il imminent ?

Viktoriya Fedorchak  : J’ai toujours considéré ces discussions sur la montée en puissance et le déclin d’une force militaire ou d’une autre très dépendantes du contexte historique et des critères utilisés pour définir la « montée » et la « chute ». Il ne faut pas oublier que lorsque Van Creveld a écrit son livre en 2011, nous en étions au point culminant de la décennie de contre-­nsurrection (COIN) de 2001-2011, caractérisée par une multitude d’opérations qui nécessitaient des engagements substantiels sur le terrain, tandis que la puissance aérienne les soutenait à travers l’ensemble du spectre des tâches. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier qu’une fois passé le côté plus cinétique de la COIN, la puissance aérienne pourrait encore fournir les effets souhaités avec un plus petit nombre de capacités dans les quatre rôles traditionnels : contrôle de l’air, attaque, ISR et mobilité.

D’autre part, ce que nous avons observé au cours de la dernière décennie et ce à quoi nous sommes confrontés actuellement, est une plus grande diversité des types de conflits et des opérations impliquant la puissance aérienne qui en découlent. On peut parler de la renaissance des conflits interétatiques, des zones grises, du lawfare ou de la guerre hybride, si l’on préfère ce terme. En conséquence, un tel environnement stratégique aux multiples facettes nécessite l’éventail complet des capacités aériennes, et en fait l’éventail complet des capacités dans tous les domaines de la guerre. Cela nous amène à la caractéristique la plus importante de la guerre actuelle et future, à savoir les opérations multidomaines (MDO) et la nécessité qui en résulte d’améliorer l’intégration entre les différents domaines ainsi que l’harmonisation des efforts dans divers environnements opérationnels. En d’autres termes, nous ne pouvons pas simplement dire que nous assisterons à la montée ou au déclin d’un type de force militaire par rapport à un autre. Nous pouvons principalement soutenir qu’il est crucial de disposer de moyens suffisants pour chaque type de force militaire, qui ne se contrediront pas, mais se compléteront à travers les MDO, en faisant en sorte que l’État soit capable de répondre aux menaces dans divers environnements opérationnels.

Nous ne devrions pas non plus oublier que la puissance aérienne n’est que l’un des outils militaires de la boîte à outils de la politique étrangère. La probabilité que la puissance aérienne soit utilisée à la place de toute autre force militaire est souvent conditionnée non seulement par des exigences stratégiques et des considérations militaires, mais aussi par l’environnement politique, les coûts et l’opinion publique à un moment donné.

En outre, malgré l’importance croissante des domaines cyber et spatial et les demandes qui en découlent pour les lier systématiquement aux domaines traditionnels de la guerre, nous vivons toujours dans le domaine physique. Par conséquent, la déclaration traditionnelle du maréchal Bernard Montgomery : «  Si nous perdons la guerre dans les airs, nous perdons la guerre et nous la perdons rapidement  » reste pertinente aujourd’hui. J’irais même plus loin : si vous n’avez pas le contrôle de votre espace aérien, il y aura toujours quelqu’un d’autre désireux de le contrôler… La puissance aérienne sera toujours au cœur de la sécurité nationale et de la conduite de la guerre. Par conséquent, nous verrons une plus grande nécessité et une plus grande utilisation des moyens aériens dans les conflits futurs et les MDO. Une nouvelle ère de puissance aérienne en soi se profile-t‑elle ? Je dirais plutôt qu’une nouvelle ère de puissance aérienne dans la guerre multidomaine se profile, ou simplement une ère de MDO, où la puissance aérienne jouera son rôle, comme d’autres types de forces militaires.

La puissance aérienne évolue entre des tendances contradictoires. D’une part, elle est technologiquement très intensive, avec des systèmes de systèmes complexes qui nécessiteront une IA et des « loyal wingmen » robotiques. Elle implique donc « des effets plus que de la masse ». D’un autre côté, les opérations de contre-­guérilla montrent à quel point la masse compte toujours. Est-il encore possible pour une force aérienne d’être pertinente dans tous les scénarios ?

Je dirais que la question de la masse ou des technologies avancées a été essentielle tout au long de l’histoire de la guerre. Cependant, cette question est plus vitale aujourd’hui, étant donné que les technologies de pointe offrent un avantage militaire aussi substantiel, mais sont extrêmement coûteuses.

Je pense que la masse reste importante, précisément en raison de l’incertitude accrue et de l’exigence potentielle de répondre à plusieurs scénarios. La masse nécessaire dans une guerre de contre-­guérilla est plus facile à fournir, étant donné que les adversaires de la guérilla ont tendance à ne pas disposer de moyens aériens suffisants pour s’opposer à une présence et à l’utilisation conséquente de la puissance aérienne. Cependant, cette caractéristique est en train de changer avec les terroristes et des guérillas utilisant des drones et profitant davantage de l’asymétrie.

Néanmoins, je serais plus préoccupée par la nécessité de fournir une masse dans les conflits interétatiques, entre pairs et quasi-­pairs. Personne ne conteste l’importance des technologies de pointe. Cependant, une force aérienne devrait avoir une masse critique pour s’opposer à un adversaire qui serait moins avancé technologiquement et plus axé sur la masse. Par conséquent, je plaiderais davantage en faveur d’une approche équilibrée de la structuration des forces aériennes nationales et des forces armées en général. Il devrait y avoir suffisamment d’avions, probablement de la génération précédente, pour accomplir des tâches plus simples, tandis que les versions les plus avancées pourraient être utilisées à d’autres fins. En outre, il devrait y avoir une logistique et une infrastructure suffisantes pour faciliter l’emploi des deux types d’aéronefs. En général, les approches axées sur la masse et la technologie ont leurs avantages et leurs inconvénients. Par exemple, une approche technologique de pointe permet une supériorité technologique sur l’adversaire, facilite l’automatisation de l’intégration interdomaine tout en limitant les erreurs humaines et, en augmentant le rythme opérationnel, elle peut exclure une guerre prolongée. D’autre part, une approche centrée sur la masse peut permettre de mener une guerre sur quelques fronts et permet la production à moindre coût d’une plus grande quantité de capacités avec des fonctionnalités variées. Au cours de la dernière décennie, la tendance a été de fusionner les deux approches, les pays à la pointe de la technologie accordant plus d’attention à l’obtention d’une masse critique pour leurs capacités, tandis que les pays dont l’approche était centrée sur la masse se sont concentrés davantage sur les technologies de pointe, en particulier dans les domaines cyber et spatial.

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