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Taïwan vue de Chine : une vulnérabilité autant qu’une opportunité stratégique

Bien que l’augmentation de la tension militaire entre Washington et Pékin ne trouble guère la quiétude de Taipei — rompue à 70 ans de rhétorique chinoise guerrière —, on y sait que la Chine est en passe de réunir la capacité militaire pour remplacer la menace par les actes.

Comprendre la valeur éminemment géostratégique de Taïwan pour la Chine est critique pour saisir pourquoi le basculement de l’équilibre des forces dans le Détroit est dangereux. Nous souhaitons en rendre compte ici en nous appuyant sur des sources chinoises.

Pour la Chine, Taïwan constitue sur le temps long une porte vers l’océan exprimant à la fois vulnérabilité et opportunité. La mémoire de son utilisation par ses rivaux japonais et américains, soit comme couloir d’invasion soit comme moyen de pression, influe profondément sa perception d’encerclement maritime et sa quête de profondeur stratégique.

Vulnérabilité d’abord car Taïwan continue de constituer, du point de vue de Pékin, un obstacle à ses ambitions et un péril pour sa sécurité. L’archipel est perçu en Chine comme le pivot de son encerclement naval par les États-Unis ainsi que comme le centre de la « première chaîne d’îles » s’étirant du Japon à l’Indonésie, la confinant dans ses mers proches.

Opportunité ensuite car, en convoitant Taïwan, la Chine espère obtenir un levier redoutable pour affaiblir les États-Unis et le Japon, pérenniser son influence sur l’Asie maritime, et se projeter sans entrave dans les océans du globe.

Taïwan : une vulnérabilité stratégique historique pour la Chine

Un retour à l’histoire d’abord. En 1604, les Hollandais s’installent au large des îles Pescadores, entre Taïwan et la Chine. Les Ming (dynastie régnante) tolèrent mal cette présence barbare si proche du Fujian et leur ordonnent de s’établir sur une terre située hors de la civilisation chinoise : Taïwan.
Peu après, le renversement de la dynastie Ming par les Mandchous — fondateurs de la dynastie Qing (1644-1912) —, n’est pas du goût de certains chefs de guerre et commerçants, qui décident de poursuivre la lutte. L’un des plus importants, le Fukiénois Zhèng Chénggong s’installe à Taïwan, chasse les Hollandais, et en fait une base de harcèlement du continent. Dans un parallèle historique avec la situation post 1949, Taïwan se trouve occupée par un régime se revendiquant héritier du pouvoir légitime sur la Chine.

Le clan Zheng est pourtant défait en 1683 par les troupes Qing, commandées par l’amiral Shi Lang. Ne voyant alors aucun intérêt à garder Taïwan, la cour décide de l’abandonner. L’empereur Kangxi déclare : « Taïwan se trouve au-delà de l’océan. Elle est sans rapport avec nous. Nous ne l’avons envahie qu’à cause de ces gens non civilisés qui n’avaient de cesse de harceler la côte chinoise ».

Shi Lang estime que c’est une erreur et fait part de sa position à la cour. Ses arguments sont toujours valides aujourd’hui : occuper Taïwan prémunira la Chine d’attaques contre ses côtes et ses intérêts maritimes. À l’inverse, l’île constitue une tête de pont de l’ennemi. Le bienfondé de ce raisonnement convainc les Qing (2).

Cela n’empêchera pas Taïwan, sous contrôle partiel de Pékin, de faire l’objet de convoitises étrangères. En 1871, un navire parti des îles Ryukyu s’échoue sur la côte sud de Taïwan, et les survivants sont massacrés par des aborigènes. Tokyo, dont Ryukyu est une dépendance, prend parti de la faiblesse chinoise pour envoyer une expédition punitive en 1874 et exiger réparation. Pékin s’exécute.

Peu après, lors de la guerre franco-chinoise (1881-1885), l’amiral Courbet bloque, grâce à ses appuis à Taïwan et aux Pescadores, la route du riz vers le nord, menaçant Pékin de disette (3).

Ces évènements attisent la convoitise de la marine japonaise alors convaincue de la valeur stratégique de Taïwan comme levier contre la Chine et en faveur de l’expansion coloniale japonaise. Elle influence la décision de prendre Taïwan aux Qing en 1895, à l’issue de la première guerre sino-japonaise.

La prédiction de Shi Lang deux siècles plus tôt devint réalité : entre des mains hostiles, Taïwan se mua en problème de sécurité de premier ordre pour la Chine.

Lors de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), Taïwan confère aux forces japonaises une forte allonge stratégique, ses bombardiers n’ayant que 600 kilomètres à parcourir pour atteindre Shanghaï et 200 pour harceler le Sud-Est de la Chine. Un blocus maritime implacable s’ensuit. Taïwan facilite aussi l’invasion des provinces maritimes chinoises, ainsi que l’expansion japonaise vers l’Asie du Sud-Est.

Jusque-là, Taïwan intéresse pourtant peu en Chine. Mao Zedong déclare ainsi en 1936 que le Parti communiste chinois (PCC) aidera les Taïwanais à obtenir l’indépendance.

Pourtant, le ton change à partir de la conférence du Caire en 1943. Les alliés, espérant raviver l’ardeur combattante du leader nationaliste Jiang Jieshi [Tchang Kaï-chek], promettent entre autres un retour de Taïwan à la Chine. Jiang déclare alors : « Formose (Taïwan), le Tibet, la Mongolie et le Xinjiang constituent toutes des régions stratégiques pour assurer l’existence de la nation. (4) »

Jiang et le Kuomintang (KMT), perdants de la guerre civile, se replient en 1949 à Taïwan. Le 14 juin, Mao s’exclame : « Si Taïwan n’est pas libéré et que les bases aériennes et navales du Kuomintang ne sont pas détruites, Shanghaï et les zones côtières continueront à être menacées. » Ce dernier n’a pas alors les moyens d’envahir Taïwan, manquant d’une flotte de guerre et de transport, et d’une aviation.

À propos de l'auteur

Hugo  Tierny

Doctorant en histoire militaire et en relations internationales à l’École pratique des hautes études (EPHE) et à l’Institut catholique de Paris (ICP).

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