L’actuelle équation sécuritaire d’Israël, lorsque schématisée à l’extrême, dresse désormais ses six partenaires arabes (sunnites) face à six milices (majoritairement chiites) soutenues par l’Iran. Tandis que chaque acteur concerné — ami comme ennemi — fonctionne avec un degré d’engagement variable, les deux principaux agendas — israélien et iranien — à l’œuvre progressent et font évoluer le paramétrage du complexe obsidional respectif de Tel Aviv et de Téhéran.
Pas une année ne s’écoule au Moyen-Orient, sans que l’acteur israélien ne se retrouve à un moment ou un autre sous le feu des projecteurs, voire sous celui des projectiles. Une fois n’est pas coutume : 2021 a été riche en buzz médiatiques pour l’État hébreu. La pandémie de Covid-19 a érigé celui-ci en élève modèle pour sa gestion proactive de la crise sanitaire, tandis que l’euphorie diplomatique qui a suivi les « accords d’Abraham » (signés avec les Émirats arabes unis et le royaume de Bahreïn en septembre 2020) s’est prolongée lorsque le Maroc et le Soudan leur ont respectivement emboîté le pas en décembre 2020 et janvier 2021. Ces prouesses politiques n’ont toutefois pas permis à Benyamin Netanyahou de rempiler au poste de Premier ministre pour une treizième année consécutive. Celui-ci a dû (temporairement ?) faire un pas de côté face à une coalition hétéroclite de huit mouvements issus de la droite, du centre, de la gauche et de l’islamisme (à travers la désormais célèbre « Liste Arabe Unie », plus connue sous son acronyme hébreu Ra’am). Le nouveau gouvernement, dirigé par Naftali Bennett depuis juin 2021, est néanmoins conscient qu’il doit rester fermement concentré sur les problématiques sécuritaires, plus cardinales que jamais au lendemain de la « mini-guerre » qui a opposé Tsahal (acronyme hébreu de la Force de Défense d’Israël) au Hamas durant le mois de Ramadan (avril-mai 2021).
L’État hébreu désormais fort de six « alliés » arabes…
D’un côté, la nouvelle donne est caractérisée par un décloisonnement diplomatique entre Israël et plusieurs États arabes, traditionnellement unis face au sionisme et conditionnant toute ouverture au solutionnement du contentieux israélo-palestinien. La paix avait certes été officialisée avec l’Égypte en 1979 et avec la Jordanie en 1994, mais sous la contrainte d’un rapport de forces de plus en plus déséquilibré avec ces voisins de la périphérie immédiate. Depuis lors, un quart de siècle s’était quasiment écoulé sans grande avancée. L’acteur israélien a continué de se démarquer par sa supériorité dans le champ des technologies de défense durant ces années, mais il a également eu l’intelligence stratégique d’investir dans la prospection de ses eaux territoriales pour y découvrir de formidables gisements de gaz naturel. Un véritable pactole a été découvert dans la foulée, permettant à l’État hébreu de convertir toute sa consommation énergétique (avec la confortable perspective d’autarcie sur plusieurs décennies), et de se profiler en outre comme pays exportateur de son surplus. Depuis lors, Israël a non seulement toujours son bâton, mais détient aussi une carotte.
D’autres astres se sont également alignés, contribuant à dénaturer l’équation qui avait prévalu antérieurement : ceux de l’administration Trump et du cinquième gouvernement Netanyahou, et leur approche transactionnelle de la diplomatie. Les dividendes sont édifiants, puisque quatre États arabes ont signé la normalisation en quelques mois. Les Émirats et le Bahreïn ont su ainsi se prémunir de la menace iranienne, le Maroc a obtenu pour sa part la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara occidental, tandis que le Soudan a évité l’asphyxie économique en se voyant « dé-blacklisté » par Washington. Quelle que soit la monnaie d’échange, celle-ci pèse manifestement plus lourd que la cause palestinienne.
Israël en ressort fort de six « alliés » arabes. Le terme peut sembler — franchement et à juste titre — déconnecté des récents développements à Khartoum, mais il est pourtant de plus en plus approprié au regard des récentes initiatives d’Abu Dhabi. Au-delà de la pleine reconnaissance de l’État d’Israël, le puissant acteur golfien a en effet multiplié les gestes d’ouverture concrets dans les domaines agricole, médical, universitaire, bancaire, touristique, etc. Ceux-ci vont désormais jusqu’à se décliner dans le champ militaire, à travers un premier accord entre Israel Aerospace Industries et le groupe émirati EDGE en vue de développer des drones. Dernier fait marquant en date : l’inédite participation du commandant de la force aérienne émiratie, le général-major Ibrahim Al-Alawi, au cinquième exercice aérien international « Drapeau Bleu » organisé depuis le désert méridional du Néguev en octobre 2021. Cette entente affichée entre les deux forces armées respectives ouvre la porte à plusieurs scénarios nouvellement plausibles : parmi ceux-ci, la participation d’un escadron émirati lors d’une prochaine édition de l’exercice en Israël, voire le schéma inverse où la Force aérienne israélienne (FAI) apparaîtrait à moyen terme sur le tarmac des Émirats… Un véritable cauchemar pour Téhéran, qui se retrouverait soudainement avec les F-35 de Tel Aviv à quelques encablures de ses infrastructures nucléaires (1).
Quoi qu’il en soit, les observateurs n’ont de cesse, à ce stade, de scruter l’horizon pour y discerner les prochains gouvernements arabes susceptibles de rejoindre ce nouveau club inimaginable jusqu’à récemment. Si la presse évoque déjà certains candidats imminents (mais modestement influents) comme les Comores, il convient de garder à l’esprit que la posture actée du Bahreïn n’aurait pas pu être adoptée sans une forme de blanc-seing de la part d’autres candidats prudents (et résolument influents) comme l’Arabie saoudite. Israël va certainement privilégier la lente consolidation des normalisations « acquises », plutôt que de miser sur une rapide multiplication des émules. Les accords d’Abraham n’ont pas encore dit leur dernier mot. Ils ont par ailleurs passé leur premier test, dans la mesure où la flambée de violence israélo-palestinienne du printemps 2021 ne les a pas ébranlés.
… mais également face aux six « armées » de Téhéran
Depuis la création d’Israël en 1948, la nature de l’ennemi pour l’État hébreu a décidément subi de profondes transformations. Les premières guerres « symétriques » avaient opposé Tsahal aux armées régulières d’Égypte, de Jordanie et de Syrie. L’issue de la guerre des Six Jours (1967), humiliante pour le monde militaire arabe mais surtout dévastatrice pour l’arabisme, initia à la fois l’émergence des phénomènes miliciens et la montée en puissance de l’islamisme. Le Fatah de Yasser Arafat incarna ainsi la lutte antisioniste sous la bannière du nationalisme palestinien tout au long des années 1970, avant de se voir progressivement éclipsé par d’autres acteurs paramilitaires, islamistes ou « islamo-nationalistes ». Les années 1980 furent marquées par la création du Hezbollah — acteur islamiste chiite — le long du front libanais. Tandis que les deux intifadas balisant les années 1990 confirmèrent l’ascension du Hamas et du Jihad Islamique — acteurs islamistes sunnites — sur les fronts palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.