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Pandémie et concurrence économique dans le ciel

Peut-on parler de guerre économique entre les acteurs du secteur aérien ? Quels sont les enjeux au cœur des rivalités ?

P. Chiambaretto : Si la très forte intensité concurrentielle entre les compagnies aériennes est prégnante, les acteurs du secteur aérien ne se livrent pas une guerre économique globale. En effet, toutes les compagnies aériennes ne s’affrontent pas sur les mêmes marchés. Par exemple, les compagnies aériennes traditionnelles et à bas coûts ne s’affrontent que sur les marchés du court et du moyen-courrier. À l’inverse, les compagnies traditionnelles et celles du golfe Persique ne sont en concurrence que sur les marchés du long-courrier. Enfin, pour de nombreuses lignes régionales, on se retrouve parfois sur des routes où il n’y a qu’une ou deux compagnies présentes. Au final, plus qu’une guerre économique mondiale, je dirais plutôt qu’on est en présence d’une multitude de fronts.

Sur la majorité de ces marchés, cette forte concurrence se matérialise par une guerre des prix. À l’échelle mondiale, l’agressivité concurrentielle se répercute sur des marchés lucratifs très précis, comme celui du trafic de la ligne transatlantique nord. Les compagnies, voulant se différencier les unes des autres, se concurrencent également sur leur capacité d’innovation. Dans ce cas de figure, la guerre ne se fait pas en termes de prix car la compétition se joue d’abord sur la qualité des produits à bord avec la perspective d’attirer les passagers en quête de nouveauté.

Sur quels théâtres d’affrontements se manifeste cette concurrence ?

Dans une certaine mesure, les acteurs du secteur aérien se concurrencent sur des ressources rares et principalement immatérielles. Ainsi, la difficulté pour une compagnie aérienne n’est pas seulement d’avoir accès à des pilotes ou à des avions, mais bien d’avoir la possibilité de voler là où elle le souhaite.

D’une part, pour les vols internationaux, les compagnies font face aux problématiques liées au droit de trafic. Prenons l’exemple des pays du Golfe : ils ont constaté que leur croissance respective et leur expansion en termes de vols étaient limitées en fonction des accords signés avec l’Union européenne ou les autres régions du monde. D’autre part, la disponibilité des créneaux aéroportuaires reste l’une des contraintes majeures : tout l’enjeu réside dans le fait d’obtenir un nombre de créneaux horaires dans des aéroports alors qu’une grande partie d’entre eux sont déjà congestionnés. C’est typiquement le cas pour l’aéroport d’Orly qui manque de place et qui fonctionne selon des horaires limités. Pour faire face à cette congestion, certaines compagnies aériennes préfèrent acheter des concurrents en faillite afin de bénéficier de leurs créneaux aéroportuaires.
Lorsqu’un acteur du secteur ou le régulateur veut sanctionner ou limiter le pouvoir d’une compagnie, le premier réflexe est de lui demander de céder un créneau dans l’un des grands aéroports européens. En contrepartie de l’aide reçue par Air France après la crise de la Covid-19, l’Union européenne a convenu que la compagnie devrait donner des créneaux aéroportuaires à des concurrents comme Vueling. Progressivement, ces créneaux sont devenus une monnaie d’échange et un régulateur pour limiter les distorsions de concurrence.

Comment fonctionne l’attribution des créneaux aéroportuaires ?

En théorie, c’est l’organisme Cohor (Association pour la coordination des horaires) qui décide du partage des créneaux entre les compagnies. Si les capacités d’une compagnie aérienne le lui permettent, elle peut s’inscrire sur des listes d’attente pour accéder à des créneaux spécifiques. Dans les faits, en dehors de la période de la Covid-19, c’est la « clause du grand-père » qui prévaut. Selon cette règle, si une compagnie aérienne possède un créneau aéroportuaire un jour de la semaine à une heure précise, elle peut le conserver pour une durée indéterminée à condition qu’elle l’utilise à hauteur de 80 % de son temps au cours de l’année. Par exemple, si Air France ou EasyJet ont le droit de décoller à 13h55 chaque lundi à Orly, que leurs avions décollent dans 80 % des cas, alors ce créneau lui sera automatiquement réservé l’année suivante. Pour les nouveaux entrants, cette règle rend le marché difficilement accessible puisqu’une grande partie des créneaux est détenue par des compagnies plus anciennes. Pour les grands aéroports internationaux, les créneaux sont considérés comme une ressource rare, contrairement aux aéroports secondaires de petites et moyennes villes qui sont moins congestionnés et peuvent donc facilement accueillir de nouvelles compagnies. Par conséquent, les jeunes compagnies low cost ne peuvent pas toujours se développer à partir de grands aéroports saturés et s’appuient donc surtout sur les aéroports secondaires moins congestionnés.

Pourquoi la classe « affaires » des long-courriers constitue-t-elle le nerf de la guerre des compagnies aériennes ? Quels sont les enjeux et les stratégies adoptées pour attirer les passagers ?

En premier lieu, il faut distinguer les deux catégories qui se cachent derrière le terme « passager ». D’un côté, on trouve des passagers dits « loisirs » qui voyagent pour des motifs personnels ou pour du tourisme, et de l’autre, des passagers « affaires » qui voyagent pour des motifs professionnels. L’adéquation entre la classe économique et les voyageurs « loisirs », ou entre la classe affaires et les voyageurs « affaires », n’est pas parfaite. En effet, des passagers en classe affaires peuvent voyager pour des motifs personnels et des passagers en classe économique peuvent voyager pour des raisons professionnelles. Dans les deux cas, les voyageurs professionnels ou ceux qui voyagent en classe affaires sont considérés comme des passagers à haute contribution. En d’autres termes, ils ne représentent que 20 à 25 % des sièges occupés, et pourtant ils sont à l’origine de 60 à 75 % du profit des compagnies. Ce ratio positionne cette catégorie de passagers comme la plus stratégique et la plus essentielle à la survie d’une compagnie aérienne.

De plus, leur contribution est d’autant plus forte que la route est longue : les passagers en classe affaires (ou à l’avant de l’appareil) ont tendance à contribuer plus fortement à la recette d’un vol long-courrier qu’à la recette d’un vol moyen ou court-courrier. Quand, en classe affaires, le prix du billet augmente considérablement en fonction des kilomètres parcourus, en classe économique, le prix du billet augmente mais beaucoup moins vite. En somme, les passagers en classe économique payent moins cher que le prix réel : pour ainsi dire, la classe affaires subventionne la classe économique.

À partir de ce constat, les compagnies aériennes développent des stratégies pour capter cette clientèle et équilibrer leurs coûts. Elles parviennent à les retenir dans leur giron grâce à des programmes de fidélité. Toutefois, la crise de la Covid-19 pourrait avoir changé la donne : les lignes rouvrent progressivement et les voyages « loisirs » reprennent, mais le trafic aérien pour les professionnels peine à retrouver son niveau initial. C’est un véritable vecteur d’incertitudes car sans la reprise de ce marché, c’est le modèle économique des compagnies aériennes traditionnelles qui est en péril.

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