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Le trafic de déchets : une nébuleuse d’acteurs et de flux illicites

À mesure que l’amas de déchets sur terre augmente, les visages des acteurs et des réseaux illégaux intervenant dans le fructueux trafic de déchets se multiplient. Écomafia, mafia des déchets ou malfaiteurs de l’environnement, qui sont-ils réellement ?

Depuis au moins les années 1990, les préoccupations environnementales ont débouché sur une multiplication des législations, nationales et internationales, visant à protéger l’écosystème : il s’agit de lutter contre le pillage des ressources naturelles, de protéger les espèces végétales et animales menacées de disparition, mais aussi de contrôler la gestion des déchets pour en assurer un recyclage lorsque cela est possible, ou un traitement respectueux de l’environnement. Ce dernier point concerne la totalité des déchets, que ceux-ci soient « urbains » (principalement les déchets ménagers) ou issus d’activités économiques. Plus les déchets sont toxiques — ce qui concerne tout particulièrement les activités industrielles —, plus les opérations de traitement seront complexes et, partant, coûteuses pour les opérateurs soumis aux obligations environnementales. Les obligations en matière de traitement des déchets engendrent ainsi un double enjeu économique sur lequel peut se greffer une vaste gamme d’illégalités. D’un côté, on trouve les producteurs de déchets : pour eux, la législation se traduit très concrètement par une hausse des coûts, ils vont donc chercher — dans une perspective purement économique — à minimiser lesdits coûts. De l’autre, se met en place une filière liée au traitement des déchets avec une chaine de prestations de services qui va chercher à offrir des prix compétitifs pour capter le marché. Tant que les considérations environnementales restent dominantes, offre et demande de prestations de traitement des déchets vont se rencontrer sur le marché des opérateurs légaux. Dans les faits pourtant, la rencontre entre une demande de réduction des coûts et une offre guidée principalement par l’opportunisme dans un secteur d’activité amené à croître fait aussi naître un espace illégal : celui du trafic de déchets. Ainsi, chaque année, à travers le monde, on perd la trace de dizaines de millions de tonnes de déchets et, selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, au moins un quart des transferts de déchets à l’échelle internationale sont illégaux.

Classification, transport et stockage des déchets : des 
étapes en proie aux fraudes

La filière du traitement des déchets repose sur un cycle long d’étapes supposées mener le déchet de son lieu de production à son traitement final en fonction de sa nature. Or, la multiplication des étapes et des opérateurs génère autant de failles potentielles dans lesquelles peuvent s’immiscer les comportements criminels, alors même que l’impunité reste élevée.

Le cycle part des producteurs de déchets, principalement des entreprises, qui doivent qualifier la nature de leurs déchets. En Europe, c’est le code à six chiffres du CED (Catalogue européen des déchets, mis en place en 1993) qui s’impose et permet d’identifier l’origine et la dangerosité des substances.

La classification des déchets est déterminante pour le prix qu’il faudra payer : celui-ci peut aller de 400 euros la tonne pour les déchets de base à plusieurs milliers d’euros pour les produits les plus toxiques. Frauder sur la classification, on le comprend vite, permet de sérieusement réduire les coûts de dépollution, donc d’augmenter les marges et potentiellement de l’emporter sur la concurrence si cette dernière respecte la loi. Frauder devient pour certains un élément de compétitivité.

Par ailleurs, sur le marché du traitement des déchets, des « intermédiaires » ou courtiers en déchets sont rapidement apparus. Ces sociétés d’intermédiation se spécialisent dans les solutions de traitement des déchets. Certaines opèrent de façon légale, d’autres proposent en sous-main une déclassification des déchets à traiter via une fausse documentation : les documents d’accompagnement des chargements peuvent être totalement contrefaits, voire porter une attestation mensongère réalisée par des analystes chimistes dévoyés.

Le reste du cycle peut tout autant participer à la fraude sur la toxicité réelle des déchets. Des sociétés de transport spécialisées dans ce secteur ferment les yeux sur la nature réelle des cargaisons prises en charge. Il en va de même pour les sites de stockage et les entreprises de retraitement des déchets dont certaines choisissent de changer frauduleusement les codes CED. Il arrive aussi que des sites de stockage délivrent des attestations pour des déchets n’ayant jamais été déchargés. Ceux-ci sont alors considérés comme légalement stockés alors qu’ils sont « dans la nature », ce qui signifie qu’ils peuvent aussi bien être empilés ou enterrés dans des décharges illégales, que jetés à la mer — la Méditerranée est particulièrement affectée par ce phénomène — ou même réutilisés en toute illégalité. Lorsqu’elles sont à ciel ouvert, ces décharges sont régulièrement incendiées afin d’en renouveler la capacité de stockage. La multiplication des décharges illégales a particulièrement été mise en évidence en 2008 lors de la crise des déchets à Naples. La ville avait alors été submergée par les ordures ménagères qui n’étaient plus collectées faute de capacité de stockage et de traitement.

Derrière ces images de poubelles encombrant les rues parthénopéennes se cachait — et se cache encore puisque grande partie du problème n’est pas résolue — une triste réalité : l’incapacité de l’Italie —mais ce n’est pas le seul pays dans cette situation — à pouvoir traiter ses déchets (urbains mais aussi industriels), faute notamment d’incinérateurs en nombre suffisant et la forte présence de la Camorra, la mafia locale, dans le secteur des déchets.

À propos de l'auteur

Clotilde Champeyrache

Économiste et criminologue au Conservatoire national des arts et métiers, équipe « Sécurité, Défense, Renseignement », auteur de Géopolitique des mafias (Le Cavalier Bleu, février 2022).

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