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Chine : terre d’islam ?

En 2011, un rapport du Pew Research Center estimait qu’en 2020, les musulmans seraient 28 010 000 sur le territoire chinois. Si l’Islam est encore souvent associé aux pays arabes, aujourd’hui il se situe pourtant majoritairement en Asie, et notamment en Chine. Combien le pays compte-t-il de musulmans ? Et qui sont-ils ?

E. Lincot : Sur les 55 minorités officiellement reconnues en Chine, 10 sont majoritairement de confession musulmane sunnite. Les deux principales de ces minorités sont les Huis et les Ouïghours. Divers groupes dissidents de musulmans chinois estiment à 132 millions le nombre de musulmans pour l’ensemble du pays, soit près de 10 % de la population nationale. Leur nombre exact n’est pas communiqué officiellement, ou est revu délibérément à la baisse. Les Ouïghours, au nombre de 12 millions [d’après le recensement de 2017], vivent majoritairement dans le Nord-Ouest du pays, dans la province du Xinjiang. Ils sont turcophones et soufis. Les Huis sont d’ethnie han, tôt ou tard convertis à l’islam. Ils constituent la majorité des musulmans de Chine. Le gouvernement chinois, à l’instar autrefois des Soviétiques, leur reconnaît un statut de « minorité » (minzu) à part entière. Les Huis ont été associés à l’histoire des routes de la soie en se situant traditionnellement dans des régions de passages et de commerce. Ainsi les trouve-t-on au Qinghai, au Gansu dans le Nord-Ouest du pays, ou au Yunnan, dans le Sud (dans les régions respectivement limitrophes de l’Asie centrale et du Tibet) en tant que restaurateurs ou jadis, comme peaussiers et commerçants de musc ou de thé. Leur rôle a été considérable en tant que passeurs entre le monde musulman et la Chine proprement dite. Aujourd’hui encore, ils se reconnaissent à leur hybridité culturelle. Enseignes de restaurant en lettres arabes et en idéogrammes ou signes de reconnaissance vestimentaire constituent les codes les plus visibles de ce sentiment d’appartenance. Bien que se disant citoyens chinois, et reconnus comme tels, les Huis ont en partage avec les Ouïghours le sentiment d’appartenir à une communauté universelle, l’Oumma. Elle dépasse et de loin les frontières chinoises et désigne avant tout la communauté des croyants. Lui est associée l’usage de l’arabe. Langue de la Révélation, langue du Coran, l’arabe structure car elle est la langue de la foi, mais elle place aussi tout croyant non arabe en une sorte d’exil chez soi, au plus proche. Être un étranger chez soi : un impossible séjour, pourtant bien réel. Cette situation dit aussi une condition de l’homme moderne. Car, que l’on soit ouïghour, pachtoune ou pendjabi, c’est-à-dire issu d’un islam asiatique aujourd’hui majoritaire, les mythologies politiques et auxquelles on adhère sont inspirées d’un creuset arabo-musulman qui s’est forgé pour le Prophète et ses compagnons dans l’épreuve : celle d’une exclusion. Et, pour les membres de la communauté comme pour les États musulmans s’y référant, cet acte fondateur reste un marqueur identitaire. Ces référents mythologiques sont étrangers à la Chine han. Et en dépit d’une acculturation certaine de la communauté hui, celle-ci, au moins depuis le XIXe siècle, a été associée d’une manière récurrente à des crises politiques graves, qui ont largement concouru à la chute de la dernière dynastie impériale Qing (1644-1911). Xi Jinping est avisé sur ce point, comme il sait aussi que le succès de son projet colossal des nouvelles routes de la soie dépend très largement de relations stables entre la Chine et les pays musulmans. N’oublions pas que c’est successivement au Kazakhstan puis en Indonésie — deux États musulmans asiatiques — que le président chinois a officiellement annoncé, en 2013, le lancement des nouvelles routes de la soie terrestre et maritime. Le fait, par ailleurs, que le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, ait appelé son pays à établir des relations « amicales » avec le régime taliban, de nouveau au pouvoir en Afghanistan voisin, dès le mois d’août 2021, va également dans ce sens.

Quand l’islam est-il apparu en Chine et sous quelle forme ? Quelle a été la position du pouvoir chinois à l’égard de l’islam au cours de l’Histoire ?

Dès la première moitié du VIIe siècle, l’existence de communautés marchandes musulmanes dans les villes portuaires de Quanzhou ou Guangzhou (actuelle Canton) mais aussi dans la capitale impériale même, Chang’an (actuelle Xi’an), est attestée. Constituées d’arabophones et de persanophones, elles empruntent des routes terrestres et maritimes et sont d’une manière générale plutôt bien tolérées, jusqu’au moment où le pouvoir de la dynastie T’ang (618-907), se sentant menacé, organise de vastes conjurations contre le pouvoir des étrangers. Au même titre que les communautés bouddhistes alors persécutées, ces communautés subiront à plusieurs reprises des épreuves, marquées à la fois par la terreur et par la purge. En termes de gouvernance, il s’agit là de régulateurs politiques que le pouvoir chinois actuel n’a en rien abandonnés. Mais la grande période de l’islam en Chine correspond à deux autres phases bien plus déterminantes encore. C’est d’abord celle de la dynastie des Qarakhanides (XIIe siècle) se traduisant, et pour la première fois de leur histoire, par la conversion des populations turciques de l’actuel Xinjiang à la religion du Prophète. Leur capitale, Kachgar, en est un centre de rayonnement culturel et intellectuel.

L’acharnement des autorités chinoises depuis ces dernières années à vouloir détruire ce lieu de mémoire manifeste clairement leur volonté d’éradiquer toute trace de ce passé prestigieux auxquels peuvent s’identifier les Ouïghours. La seconde phase survient moins d’un siècle plus tard, avec l’instauration de la dynastie mongole des Yuan (1234-1368). Cette période est synonyme de brassages inédits pour des populations parfois originaires de l’Asie centrale. Au contact de la Chine, elles introduisent des spiritualités et une culture matérielle d’un genre nouveau. D’un pôle à l’autre de l’Eurasie, le conquérant mongol se fond alors dans les réalités culturelles et sociales préexistantes. Ainsi, dans l’espace persan, le pouvoir s’appuie sur la réalité locale, quitte à composer entre des traditions juridiques pourtant antinomiques (yasa mongole contre charia islamique) ou en faisant appel à des éléments étrangers pour se renforcer. Hommes de guerre, administrateurs et artistes de confession musulmane seront de ceux-là. L’empire mongol dispose d’une panoplie de moyens qu’il est le seul à mobiliser pour assurer la sécurité de ses intérêts.

L’aménagement d’un réseau de communication en est un. Le projet des nouvelles routes de la soie en est le lointain héritier. Bien avant la mise en place de ce projet, le pouvoir maoïste a saisi que l’utilisation des communautés musulmanes de Chine et de leurs représentants faciliterait la mise en contact du régime communiste chinois avec des pays musulmans étrangers, comme l’avait fait avant lui le gouvernement de Chiang Kaï-Shek, voire celui du Japon dans l’espoir de se concilier certaines populations centrasiatiques comme les Tatars contre les Russes. C’est par l’intermédiaire de ces missi dominici que Pékin établira ses premières relations avec l’Égypte de Nasser ou la Palestine de Yasser Arafat.

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