La guerre de Crimée, premier affrontement armé entre grandes puissances européennes depuis 1815, est régulièrement présentée comme la première guerre moderne avec l’emploi massif de nouvelles technologies comme la vapeur, le rail ou le télégraphe. Mais elle est aussi l’occasion de rebattre le jeu diplomatique européen en faveur de la France. Elle illustre également la centralité ancienne de la mer Noire dans les stratégies russes et turques.
En 2014 éclatent la crise ukrainienne et un soulèvement de certaines régions de l’Est du pays. L’un des événements marquants de cette crise est le rattachement de la péninsule de Crimée à la Russie, après un référendum aux résultats contestés. Depuis, Moscou conduit une politique d’insertion de la République de Crimée, avec notamment la construction d’un pont reliant la péninsule à sa région voisine, le kraï de Krasnodar. Cependant, ce choix du gouvernement russe est source de tensions avec un Occident qui ne reconnaît toujours pas ce rattachement (1).
La centralité de la Crimée dans l’actualité diplomatique européenne en 2014 et l’implication russe dans la crise ukrainienne révèlent à la fois l’opposition latente entre Russie et Occident et l’importance de la péninsule dans le jeu diplomatique russe. Intégrée en 1783 à l’Empire russe, la Crimée a joué un rôle essentiel dans son expansion autour de la mer Noire et dans sa lutte contre son vieux rival ottoman, notamment après la fondation du port de Sébastopol. La guerre de Crimée illustre cette centralité de la mer Noire dans les rapports russo-turcs, mais aussi l’ancienneté des divergences entre Occident et Russie.
Le jeu diplomatique européen des années 1850
La guerre de Crimée éclate dans une Europe qui connaît une période de paix relative depuis la chute finale de Napoléon Ier en 1815. En effet, les principales puissances cherchent avant tout à préserver l’équilibre mis en place par le Congrès de Vienne. Au sein d’une Europe dominée par des puissances conservatrices, l’Empire russe se pose en acteur diplomatique incontournable et en défenseur de l’ordre établi. En mai 1849, c’est à ce titre que son armée intervient en Autriche-Hongrie pour mater l’insurrection hongroise et sauver la couronne du jeune empereur François-Joseph. Pour le tsar Nicolas Ier, l’objectif est alors d’empêcher la contagion révolutionnaire d’entrer en Russie et de nourrir le mouvement indépendantiste polonais.
En parallèle de cet interventionnisme en Europe, Nicolas Ier poursuit une politique d’expansion du territoire russe et de sa sphère d’influence en direction des Balkans, du Caucase, de la Perse et de l’Asie centrale. Cette politique se matérialise notamment par une guerre victorieuse contre la Perse entre 1826 et 1828, et par la longue conquête du Caucase. Elle se confronte alors directement à l’autre grande puissance européenne du moment : le Royaume-Uni. La période voit donc s’affronter les deux puissances dans ce que l’on nomme encore aujourd’hui le « Grand Jeu ». Celles-ci sont par ailleurs des acteurs essentiels du second problème géopolitique majeur de cette époque : la question d’Orient, liée au déclin de l’Empire ottoman. Russie et Royaume-Uni s’opposent régulièrement sur le sujet, mais sont aussi capables de collaboration en fonction de leurs intérêts. C’est le cas en 1827, avec l’envoi d’une flotte anglo-russe, à laquelle se greffe la marine française, pour faire respecter le traité de Londres aux Ottomans et aux Grecs.
Dans ce jeu européen complexe, la diplomatie de la France évolue au gré des régimes politiques. La Restauration des Bourbons cherche à se rapprocher de la Sainte-Alliance austro-prusso-russe. Puis, avec la monarchie de Juillet, s’amorce un premier rapprochement avec l’Angleterre et un interventionnisme important en dehors du continent européen. La Seconde République, puis le Second Empire reprennent peu ou prou cette politique, tout en cherchant à s’affirmer comme des acteurs majeurs de la diplomatie européenne. La France se voit aussi régulièrement impliquée dans la question d’Orient tout au long de la période, même si son influence dans la région est alors bien moindre qu’auparavant. Elle se retrouve notamment en opposition avec la Russie et le Royaume-Uni en 1840, lors du conflit qui éclate entre l’Empire ottoman et l’Égypte, qu’elle est la seule à soutenir.
Les causes de la guerre : d’une querelle sur les lieux saints à la question d’Orient
La cause directe de la guerre de Crimée est la querelle entre les chrétiens latins et les orthodoxes sur la gestion des lieux saints en terre ottomane. En 1850, Louis-Napoléon Bonaparte, arrivé au pouvoir grâce au soutien des milieux catholiques, souhaite réaffirmer les capitulations de 1740 et défendre les droits des Latins.
La France se heurte toutefois aux ambitions russes dans la région, la protection des sujets orthodoxes du sultan ayant été revendiquée par Saint-Pétersbourg. L’affaire dégénère et Nicolas Ier fait dépêcher le prince Menchikov à Constantinople en février 1853 en tant qu’ambassadeur extraordinaire pour résoudre la crise en sa faveur.
Sa venue précipite la marche vers la guerre, puisqu’il adresse un ultimatum au sultan en mai 1853, exigeant un protectorat russe sur les provinces européennes de l’Empire ottoman et un droit de regard sur toute affaire concernant l’église orthodoxe en terre ottomane. En parallèle, un nouvel acteur entre en scène : le Royaume-Uni, approché par Saint-Pétersbourg pour lui proposer un partage pur et simple de l’Empire ottoman.