Magazine Diplomatie

La guerre de Crimée (1853-1856) : un conflit oublié, une refonte de la diplomatie européenne

Après-guerre et aujourd’hui encore, il y a consensus sur l’origine des prémices de la guerre : le comportement agressif de Nicolas Ier. Les événements montrent par ailleurs que cette querelle entre chrétiens s’insère dans la problématique plus globale que pose la question d’Orient. Car en 1853, il s’agit bien pour la France et le Royaume-Uni de contenir l’influence russe dans la région. Pour Napoléon III, il s’agit également d’un moyen de renforcer sa légitimité et de remettre en cause le Congrès de Vienne de 1815.

La mer Noire, espace central dans la compétition russo-turque

Dans un article paru en 2015 dans Questions internationales, l’historienne Stella Ghervas parle d’un équilibre dynamique autour de la Crimée pour résumer l’histoire stratégique de la mer Noire (2).

Jusqu’au XVIIIe siècle, la mer Noire peut être considérée comme un « lac ottoman ». Mais avec le rattachement de la Crimée à la Russie en 1783, la région devient le point central de l’affrontement entre Russie et Turquie. Les Ottomans cherchent à conserver leur pouvoir sur la région, tandis que les Russes poursuivent un double objectif : obtenir un accès aux mers chaudes et restaurer l’Empire byzantin en réalisant le « projet grec » édicté par la tsarine Catherine II (3).

La première moitié du XIXe siècle voit la Russie prendre définitivement l’avantage sur sa rivale ottomane. La création du port de Sébastopol et de la flotte de la mer Noire donne à Saint-Pétersbourg un net avantage naval sur la Sublime Porte. Alors que l’Europe est ravagée par les guerres napoléoniennes, le tsar Alexandre Ier profite de la situation et du déclin ottoman pour imposer au sultan l’annexion de la Bessarabie et l’autonomie des Serbes (4). Nicolas Ier continue la poussée engagée par son frère avec la participation de la flotte russe à la bataille de Navarin en 1827, puis sa victoire en 1828-1829 contre les Ottomans. Le traité d’Andrinople permet à la Russie d’étendre sa domination sur la Valachie et la Moldavie avec la nomination de leurs princes, les principautés restant cependant vassales de l’Empire ottoman, et de se présenter en protecteur de la toute jeune nation grecque. Le triomphe russe se poursuit par la signature du traité d’Unkiar-Skelessi, le 8 juillet 1833, qui place l’Empire ottoman sous protection russe et autorise les navires de guerre de cette dernière à emprunter librement les détroits vers la Méditerranée.

Cette centralité de la mer Noire dans les rapports russo-turcs se matérialise de nouveau lors de la crise diplomatique qui finit par mener à la guerre de Crimée. Le 3 juillet 1853, les Russes entrent dans les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie afin d’obtenir un accord en leur faveur et de réaffirmer leur rôle de protecteur de tous les sujets chrétiens orthodoxes du sultan. Lorsque la guerre éclate entre Russes et Ottomans, les combats débutent dans les Balkans, puis s’étendent au Caucase, tandis que la flotte russe traque les navires ottomans en mer Noire. Finalement, la situation de 1828 se répète : les Russes cherchent à atteindre Constantinople par les terres tandis que les Ottomans tentent de les repousser. Le conflit s’élargit après la destruction d’une escadre turque dans le port de Sinope le 30 novembre 1853. Choquées par la défaite ottomane et inquiètes de cette nouvelle poussée russe vers les détroits, la France et l’Angleterre durcissent leurs positions et déclarent la guerre à la Russie le 27 mars 1854.

Opérations militaires et tractations diplomatiques pendant la guerre
Avec l’entrée en guerre des puissances maritimes que sont la France et l’Angleterre, la guerre de Crimée prend une tournure plus importante et les théâtres d’affrontement se multiplient. Dès 1854, une flotte franco-britannique et un corps expéditionnaire partent pour la mer Baltique. D’une ampleur limitée, l’opération se résume à la prise et à la destruction du fort de Bomarsund, dans les îles Åland.

L’année suivante, une nouvelle flotte alliée poursuit des opérations de blocus et de destruction des infrastructures navales russes dans la région, sans pour autant parvenir à faire sortir la flotte russe ou à attaquer le port militaire de Kronstadt. En parallèle, une petite escadre franco-britannique fait le blocus de la mer Blanche. Enfin, les Alliés lancent deux campagnes contre les positions russes dans le Pacifique. La première (et aussi la plus importante) échoue devant le port de Petropavlovsk-Kamtchatski.

Ces opérations manquant cependant d’envergure, c’est vers la mer Noire et les Balkans que se dirigent les efforts des Franco-Britanniques. Le 3 janvier 1854, la flotte alliée entre en mer Noire et son arrivée fait immédiatement basculer le rapport de force navale au détriment de la Russie, dont la flotte s’enferme dans le port de Sébastopol. La maîtrise de l’espace maritime permet aux Franco-Britanniques d’assurer le déploiement rapide d’un corps expéditionnaire dans la péninsule de Gallipoli, puis dans le port bulgare de Varna. C’est également cette domination de la mer Noire qui permet aux Alliés de débarquer sans opposition russe en Crimée, le 14 septembre 1854. S’ouvre alors la campagne de Crimée, élément central du conflit au point de lui donner son nom. Cette stratégie franco-britannique s’inscrit dans une logique de neutralisation de la puissance russe dans la région et de sauvegarde de l’Empire ottoman (5). La prise de Sébastopol est alors considérée comme le meilleur moyen de faire plier le tsar. Rien ne se passe cependant comme prévu. Trop lentes, les armées alliées manquent le créneau qui aurait pu leur permettre une prise rapide de la ville.

À propos de l'auteur

Marc de Bollivier

Docteur en histoire et candidat en science historique (Russie), assistant de recherche à la Peoples’ Friendship University of Russia (RUDN University), membre associé au Laboratoire Universitaire Histoire Cultures Italie Europe (LUHCIE).

0
Votre panier