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Agriculture, pêche et alimentaire : quand la criminalité s’en mêle

Se nourrir est une nécessité vitale, universelle et quotidienne. Autant dire que l’alimentaire constitue l’un des secteurs les plus stratégiques de la planète (1), puisqu’il touche tout le monde, traverse les saisons et les années, reste indispensable malgré les aléas et constitue l’une des affaires de notre quotidien qui s’avère parmi les plus juteuses.

Pouvoir manger est la plus ancienne des préoccupations humaines, et n’oublions pas qu’elle reste centrale dans les comportements sociaux contemporains. La terre par l’activité agricole, mais aussi la mer par la pêche ou l’aquaculture, apportent cette nourriture essentielle, convoitée et qui transite par de multiples circuits. Sans surprise, les organisations criminelles, mafieuses ou terroristes exploitent ces domaines à fort potentiel.

Un tour du monde illustratif

Nous pourrions longuement parcourir l’histoire pour constater que les produits alimentaires ou les boissons ont souvent fait l’objet de détournement, de spéculation volontaire et de ventes illégales de la part d’acteurs visant à monétiser leur pouvoir agricole, leur contrôle des flux commerciaux ou leur accès conjoncturel à des quantités importantes de marchandises. Combien de grains escroqués tout le long des routes de l’annona, ce service logistique établi par la Rome antique, pour que les céréales d’Afrique du Nord puissent arriver dans le port d’Ostie en Italie et monter ensuite vers la ville ? Combien de rivalités et de conflits entre villages, duchés et royaumes européens au Moyen-Âge dans lesquels la sécurité des approvisionnements alimentaires jouera un rôle capital, avec tout ce que cela signifie en pratiques illicites ? Faut-il rappeler l’explosion de circuits sous-terrains très sophistiqués aux États-Unis pour continuer à faire passer de l’alcool aux consommateurs à l’époque de la Prohibition ? Les exemples en provenance du passé seraient légion. Retenons que le business de l’alimentaire ou des alcools, pour apporter aux populations des biens fondamentaux ou du plaisir, s’avère… difficilement contournable pour les réseaux criminels. Au contraire, c’est un puissant levier en termes de croissance d’activité, d’emprise territoriale, de compléments de revenus ou d’argent à recycler en le nappant des bienfaits de l’alimentation.

Arrêtons-nous sur quelques cas emblématiques du moment. Première escale en Italie, avec ce qu’il est devenu désormais habituel de nommer « l’agro-mafia ». Si le phénomène n’est pas nouveau, il a fait l’objet d’enquêtes approfondies par les autorités italiennes et les syndicats professionnels agricoles au cours de la décennie 2010. Le dernier rapport publié (2) faisait état d’un chiffre d’affaires évalué à 25 milliards d’euros sur la seule année 2019, allant de l’élevage jusqu’à la restauration en passant par du foncier, des usines de transformation, du transport et de l’agroéquipement. Sans oublier la contrefaçon de produits phares de la diète méditerranéenne (huiles d’olive, mozzarella, vins, faux fruits et légumes bio, etc.). Au total, cette agro-mafia représente 15 % du montant des revenus annuels estimés des principales organisations italiennes (‘Ndrangheta, Camorra, Cosa Nostra) et serait l’un des créneaux les plus en expansion dans leur portefeuille depuis le début de ce siècle. La pandémie liée au Covid, qui a fragilisé de nombreux foyers italiens sur le plan économique, aura sans doute contribué ces derniers mois à nourrir cette dynamique, avec des aides financières et alimentaires émanant parfois de ces milieux mafieux, prompts à proposer des solutions auprès de personnes démunies et isolées, non sans contreparties à moyen-long terme. Des pratiques similaires sont à l’œuvre en Russie ou en Chine, nations où des mafias opèrent sur ce terrain lucratif de l’alimentaire.

Notre seconde escale se fait au Proche-Orient, région qui cristallise les tensions géopolitiques, démographiques, agricoles et climatiques. Dans cet espace où les sols, l’eau et la paix se font très rares, la construction de la sécurité alimentaire relève de l’épreuve herculéenne. Tous les États s’y attèlent sans grand succès malgré l’enchaînement de politiques et de plans grandiloquents. Il faut dire que la corruption gangrène ces pays et n’épargne pas les secteurs agricoles. Tout n’est pas imputable à la géographie. La dégénérescence des services publics et la kleptomanie sur de nombreux maillons clefs de l’économie frappent la chaîne alimentaire, au niveau local ou sur la partie internationale à travers les échanges commerciaux qui transitent par voies terrestre, aérienne ou maritime. Au Liban, en Iran, en Égypte ou dans les monarchies du Golfe, de nombreux produits entrent et sortent illégalement, ne respectent pas les normes sanitaires ou sont en partie perdus des circuits officiels car embarqués sur des palettes alternatives et des marchés parallèles, payés dans des conditions opaques ou sous forme de troc. Bien évidemment, ce type de dérives n’est pas propre au seul Moyen-Orient, le monde entier en fait la pratique, à des niveaux variés et des fréquences différenciées. Disons donc simplement que ces phénomènes sont exacerbés dans des situations où l’État de droit fait défaut, où les stratégies de survie prédominent ou quand des économies de combat sont déployées. À ce titre, soulignons le fait que Daech, au plus fort de son expansion entre 2014 et 2016, avait sciemment accaparé les zones céréalières de l’Est syrien et du Nord irakien pour bâtir son trésor de guerre tout en gérant les boulangeries afin de subvenir aux besoins de base d’une population asservie mais recevant du pain de ces forces religieuses radicalisées.

Notre troisième escale nous emmène en Afrique de l’Ouest, où là aussi les dégradations sécuritaires liées à la montée du terrorisme entraînent des conséquences défavorables à la production agricole et l’offre alimentaire dans de nombreux pays. Boko Haram s’affiche comme un dramatique miroir grossissant à cette observation. L’ancrage dans le Nord du Nigéria correspond aux zones traditionnelles de cultures, d’élevage et de pastoralisme. Des paysans se retrouvent sous le joug de ces nouveaux seigneurs de la terre et ne peuvent exercer librement leur métier. C’est ce qui se trame plus récemment dans l’Est du Burkina Faso, où les producteurs de coton sont terrorisés, au point que la filière, pourtant si importante en termes d’emplois et de dividendes économiques, subit un choc de grande ampleur. La paupérisation galvanise parfois la colère de ceux qui autrefois pouvaient grâce à l’agriculture subvenir aux besoins de leur famille. Nous avons ainsi des cercles vicieux qui se forment, avec des misères humaines qui se transforment en piraterie dans ce golfe de Guinée où la navigation est de moins en moins sûre. Ce brigandage trouve de nombreuses racines sur terre et sur cette détresse alimentaire. C’est aussi cet arrière-plan géopolitique qu’il convient de regarder à propos des violences aujourd’hui à l’œuvre dans cette zone de l’Afrique (3).

À propos de l'auteur

Sébastien Abis

Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), enseignant à l’Université catholique de Lille et à l’école d’ingénieurs JUNIA (Lille), chroniqueur et auteur.

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