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Agriculture, pêche et alimentaire : quand la criminalité s’en mêle

Une filière agricole à haute valeur ajoutée

Le lien est rarement fait entre déclassement rural et développement de cultures agricoles illicites. Et pourtant, cet aspect est si prégnant pour comprendre les choix de production de certains territoires. Fournir la matière première destinée à fabriquer de la drogue représente une manne financière colossale pour des populations rurales et agricoles éloignées des centres de pouvoir, des marchés de consommation ou volontairement oubliées de la part des gouvernements centraux des pays en question. Il en est ainsi, historiquement, du Rif (Nord du Maroc), où le cannabis pousse depuis des siècles et reste encore bien présent dans les paysages agraires de la région, avant sa collecte et ses expéditions massives vers l’Europe. Ainsi des cocaleros sud-américains, en Bolivie, au Pérou et surtout en Colombie. Pour cette dernière, impossible de saisir le rapport de forces entre les autorités à Bogota et les FARC sans avoir conscience de ce prisme agriculture-drogue, seul à même d’armer pendant des années la lutte des guérilleros et de permettre une autonomie de fonctionnement sur une portion du territoire (4).

Autre exemple : le rôle joué par les productions agricoles locales lors de la guerre du Vietnam, au cours de laquelle les soldats américains, qui la plupart du temps étaient confinés dans leurs baraquements, se divertissaient avec du cannabis avant de découvrir les drogues dures comme l’héroïne issue de l’opium, lui-même tiré du pavot somnifère, cette plante herbacée qui trouve en Asie du Sud-Est l’un de ses principaux terrains fertiles. Par-delà le fait que 80 % des soldats américains en ont consommé lors de leurs missions au Vietnam (5), il est à noter qu’un trafic immense s’est déployé entre ce pays et les États-Unis à partir de 1970, non sans une savante combinaison entre les performances logistiques octroyées par les militaires et les ventes réalisées dans les villes de la côte est ou ouest par des organisations criminelles mafieuses bien implantées.

Dans ce registre où l’agriculture, la drogue et les violences en tous genres se mélangent, l’Afghanistan continue à défrayer la chronique. L’actualité immédiate, marquée par le retour des talibans au pouvoir, ne doit pas nous faire oublier des constantes sur l’échelle du temps long : sa profonde ruralité et sa production agricole dominée par des cultures dédiées à la drogue. Deux paramètres qu’il est essentiel de considérer quand on s’interroge sur la trajectoire socio-économique et géopolitique de ce pays, que criminalité, terrorisme et corruption ne cessent d’affaiblir. L’Afghanistan est le premier producteur mondial d’opium. Si les talibans ont instauré une fatwa pour en interdire la culture, provoquant un effondrement des récoltes et des surfaces au début du XXIe siècle, la dynamique s’est totalement inversée depuis leur chute et l’intervention états-unienne. L’armée américaine avait elle-même poursuivi le travail en tentant d’enrayer les mises en culture et de détruire les sites d’extraction et de transformation. En 2020, le pays comptait 224 000 hectares de pavot (surtout situés dans les provinces sud), soit une hausse de 50 % par rapport à 2018, selon l’Office des Nations Unies contre les drogues et le crime (UNODC). Une telle superficie, c’est 6300 tonnes d’opium produites et un revenu cumulé évalué à 2 milliards de dollars pour tous les maillons de la chaîne (agriculteurs, exploitants, négociants, etc.). Malgré les codes religieux, les talibans ne se privent pas de soutenir la filière et leur retour aux affaires a sans aucun doute bénéficié de cette complicité. À côté du pavot, c’est également le cannabis qui prend un nouvel essor dans l’économie agricole afghane. Combien pèseront ces cultures illicites dans l’ensemble de l’agriculture et de l’économie du pays ? Comment les autorités devront-elles coopérer avec la criminalité organisée pour sortir cette drogue du pays et la placer sur les marchés internationaux ?

Autre interaction entre drogue, agriculture et alimentation : le commerce des avocats, dont la consommation a explosé dans le monde (+14 % par an depuis 2010). Peu de pays en produisent, mais la planète entière en raffole, car ce fruit est réputé pour ses vertus nutritionnelles et fait partie des aliments stars sur Instagram (6). Le Mexique domine les débats, avec un tiers de la production mondiale d’avocats et la première place des exportateurs internationaux. Il s’agit d’une filière majeure de l’agriculture mexicaine, générant des milliards de dollars de chiffre d’affaires. Il n’en fallait pas plus pour attirer l’attention des cartels mexicains de la drogue, appâtés par ce marché en forte croissance. Beaucoup d’agriculteurs d’avocatiers ont ainsi vu débarquer miliciens et narcotrafiquants, investissant dans le secteur et le contrôlant, non sans une once de pressions sécuritaires.

Une partie non négligeable des avocats commercés passent dans les mains et entrent dans les caisses de ces cartels, qui n’hésitent pas à piller les opérateurs rechignant à entrer dans leur système ou à faire travailler des enfants dans les exploitations sous leur domination. Autant d’éléments qui donnent un goût très amer à cet avocat qui s’affiche si souvent sur nos menus.

Un espace maritime très prisé

N’oublions pas la mer, dans cette dialectique sur la criminalisation des chaînes alimentaires. Ce sont tout d’abord ces milliers d’esclaves mobilisés illégalement sur des bateaux de pêche qui ratissent le fond des océans. L’industrie de la pêche, notamment en Asie, est l’un des derniers bastions de ces tragédies humaines, où des sans-papiers sont instrumentalisés, restant des mois à bord dans des conditions effroyables pour soutenir l’effort halieutique. La flotte thaïlandaise a été dénoncée en particulier pour cet esclavagisme de mer, non sans la découverte de complicités multiples à terre (7). Mais l’espace maritime révèle également d’autres formes de violences et de criminalités, pas toujours connues et pourtant si dévastatrices.

Ainsi de la pêche illégale, non déclarée et non règlementée (INN), une activité qui se retrouve tant en haute mer que dans les zones économiques exclusives (ZEE) d’un État. D’après la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, la pêche INN représenterait, à l’échelle mondiale, plus de 30 % des prises totales (8). La Chine est mise à l’index, car certains de ses chalutiers-usines ratissent le fond des mers, en mer de Chine, dans l’océan Indien en mer d’Arabie ou au large de Madagascar, le long des côtes chiliennes ou ouest-africaines, sans oublier les eaux poissonneuses du Pacifique, non loin des micro-nations insulaires. Cette pêche INN pose plusieurs problèmes : non-respect des règles internationales, prédation de ressources alimentaires au détriment des communautés locales et de la durabilité des écosystèmes marins, mise en marché de poissons et crustacés dont les consommateurs ignorent qu’il s’agit de produits clandestins…

À propos de l'auteur

Sébastien Abis

Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), enseignant à l’Université catholique de Lille et à l’école d’ingénieurs JUNIA (Lille), chroniqueur et auteur.

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