En comparant les modernisations russe et ukrainienne, on se rend compte que le défaut de résilience des formations engagées dans un conflit de haute intensité n’est donc pas qu’une question de masse pour faire face à l’attrition et au rapport entre rusticité et technicité des équipements. L’attention tend à se porter sur le duel des performances entre plates-formes (adieu le char, vive le drone ?), mais le véritable enjeu devrait se porter sur le combat des architectures entre belligérants. Ce sont elles en effet qui permettent alternativement de maximiser la prise d’initiative ou de compenser sa perte en assurant la pleine comptabilité des efforts et leur intégration dans un objectif commun.
Implications et perspectives
La Russie, en envahissant l’Ukraine, a acté l’instauration aux frontières de l’Union européenne d’un bloc antagoniste qui comprend ses relations avec le monde extérieur au prisme d’un rapport de force constant et militaire. À moins d’un effondrement soudain de son régime politique, il faut donc nous réhabituer dès à présent à soutenir une veille armée de longue haleine face à l’État russe. Faire face à cette éventualité requiert donc des efforts de massification, mais surtout d’intégration sans précédent pour nos forces armées pour pouvoir engager la pleine mobilisation de leurs capacités sans pour autant la rendre insoutenable pour nos sociétés.
De ce point de vue, les enseignements semblent extrêmement pertinents pour réussir la transition de nos armées vers les opérations multimilieux multichamps (M2MC). L’approche « au plan » russe, qui a parié sur l’automatisation et la standardisation verticale de ses processus de commandement et de contrôle, n’a pas réussi à compenser sa rigidité. Elle apparaît toujours plus déficiente par rapport à la philosophie occidentale du « mission command » qui encourage l’initiative aux plus bas niveaux. Le raisonnement russe par lignes d’opération associant un ensemble d’objectifs à une structure de force interarmées spécifique, mais par conséquent rendue fixe, semble entraîner une surspécialisation des formations, incapables de se recomposer rapidement en cas d’échec du plan. Il semble également largement dépasser les capacités de gestion des états-majors, obligés de micro-gérer les mix capacitaires. En revanche, la combinaison entre forces spéciales et drones au cœur des forces de mêlée semble accréditer l’intérêt de façonner des unités affectées à l’intégration interarmées M2MC. Elles serviraient de point d’ancrage et de relais pour les multiples cycles de ciblage qu’il s’agit de synchroniser auprès du reste des forces. Établies sur un principe modulaire, elles pourraient être accompagnées de moyens supplémentaires de guerre électronique, cyber, de renseignement, etc., de façon assez semblable à l’élaboration des multi-domain task forces au sein de l’Army américaine.
La guerre en Ukraine, pour finir, doit surtout inciter à la prudence dans l’effort d’analyse. Si ce travail a cherché à indiquer quelques pistes de réflexion, il s’est surtout efforcé de pointer les limites du retour d’expérience auxquelles nous sommes confrontés. Il ne s’agit pas simplement de constater l’écart entre un modèle de la haute intensité et la réalité de la confrontation, mais de souligner que celle-ci n’est pas forcément la plus probable pour nos forces ni ne met en jeu l’ensemble des capacités et des menaces que recèlent nos théâtres d’opérations.
Notes
(1) Stephen Biddle, Military Power. Explaining Victory and Defeat in Modern Battle, Princeton University Press, Princeton, 2004.
(2) Plusieurs armées étrangères ont été observées s’appuyant sur des productions privées : l’armée brésilienne utilisant des cartes de Rochan Consulting dans ses points de situation et au moins un état-major russe non identifié imprimant les cartes Wikipédia de la page sur le conflit ukrainien.
(3) Robert. A. Gessert, « The Airland Battle And Nato’s New Doctrinal Debate », RUSI Journal, 1984.
(4) Suppression des défenses antiaériennes.
(5) La campagne de drones qui retient particulièrement l’attention est la guerre au Haut-Karabagh. Bien que le drone ait été présenté comme l’élément de manœuvre principal des frappes aériennes, les observations ultérieures montrent un rôle plus limité dans la charge des feux délivrés, particulièrement vis-à‑vis de l’implication des hélicoptères d’assaut et des Su‑25. Le drone se révèle d’abord comme le moyen de concrétiser, ou plutôt de démocratiser, une capacité de ciblage dynamique, intégrant et optimisant les éléments de frappe. C’est une rupture majeure donc, mais qui demeure astreinte à la vulnérabilité des appareils, encore insuffisamment endurants, furtifs et durcis pour conquérir seuls la supériorité aérienne – mais est-ce la question ?
(6) Matthew Allen, Military Helicopter doctrines of the major power 1945-1992, Greenwood Press, Westport, 1993.
(7) O. G. Godonov, O. V. Nikiforov et V. G. Putyatin, « Trends and problems of the development of automation military forces control », Mathematical machines and systems, no 3, 2019, p. 3-16.
(8) Matala, Zhuk, « Actualité et caractéristiques de la création de systèmes numériques d’automatisation de la gestion des troupes », Conférence scientifique et pratique du département de soutien opérationnel et logistique, Académie de la Garde nationale de l’Ukraine, 9 février 2021.
(9) V. Zablotski, « Dimension numérique des forces ukrainiennes. Dans quelles conditions est-ce possible ? », Courrier Industriel de la Défense, 25 novembre 2019.
(10) Le modèle iranien peut à cet égard être compris comme une tentative de compensation asymétrique des architectures-systèmes en concentrant ses efforts sur le développement de l’autonomie et de l’initiative de ses échelons inférieurs et leur optimisation par l’engagement irrégulier.
Légende de la photo en première page : La couverture du conflit en termes d’OSINT (Open source intelligence) a été particulièrement importante. (© Volodymyr Kotsenko/Shutterstock)