Fondé à la fin des années 1960 en tant que groupe religieux, le mouvement islamiste tunisien s’est politisé dans les années 1970 sous la direction de Rached Ghannouchi, sur le modèle idéologique et structurel des Frères musulmans égyptiens. Cela a suscité une première rupture entre ses cadres et l’émergence de plusieurs courants oscillant entre pragmatisme, légalisme et radicalité. Dans les années 1980, les tractations avec le régime ont culminé avec la répression et l’exil des dirigeants. En 2011, lors de l’ouverture de la scène politique tunisienne, Rached Ghannouchi était le seul leader capable de réunir un mouvement fractionné entre la diaspora et les militants restés en Tunisie. L’enthousiasme électoral a caché leurs contradictions.
En 2011, le choix de la « normalisation » politique a emporté Ennahdha sur une voie alors méconnue : l’appartenance au système. Mais, derrière cette success story – il est le seul parti à référentiel islamiste, avec le PJD marocain, à avoir gagné des élections et continué de participer aux gouvernements – se cache la perte graduelle de sa légitimité politique et idéologique. Les divisions se sont approfondies et les critiques envers ses dirigeants se sont accrues. Le paysage interne complexe soulève des problématiques d’ordre identitaire, surtout après 2016, quand le parti a annoncé sa « spécialisation » en politique. Le Xe Congrès d’Ennahdha (20-22 mai 2016) a été interprété comme une occasion de mettre en œuvre une rupture avec l’idéologie des Frères musulmans et l’islamisme extrémiste. Cependant, l’étiquette frériste n’a pas disparu du jour au lendemain. De surcroît, en 2016, la mise au ban du Qatar par ses voisins du Golfe eut des répercussions délétères sur l’image d’Ennahdha, connu pour ses liens avec Doha. Dépouillé de son identité islamique, en perte d’influence électorale, Ennahdha fut encore plus fragilisé par le gel du Parlement – dont Rached Ghannouchi était le chef – à la suite des décisions du président Kaïs Saïed (depuis 2019) en juillet 2021.
En quête de références propres
La crise politique dans laquelle la Tunisie est plongée impacte la cohésion d’Ennahdha, un des principaux partis au pouvoir depuis 2011. Président depuis 1991, Rached Ghannouchi est contesté à l’intérieur du mouvement dirigé jusqu’à présent par un centralisme autoritaire. Ses décisions ont amené de nombreux cadres et jeunes à quitter le parti ; le Xe Congrès a donné naissance à des désaccords séparant les militants qui considèrent Ennahdha comme un mouvement social et prosélyte et ceux qui le voient en tant que parti. La « normalisation » d’Ennahdha sur la scène politique n’est pas encore achevée.
De retour d’exil en 2011, Rached Ghannouchi a tenté de « nationaliser » Ennahdha. Dans le programme politique de 2011 et lors du IXe Congrès (12-16 juillet 2012), le parti se déclare le successeur de l’école réformiste tunisienne de la Nahda au XIXe siècle, auquel son nom fait référence. Cela marque un tournant vers le nationalisme, car, à l’origine, Rached Ghannouchi et le Mouvement de la tendance islamique (MTI, ancien nom d’Ennahdha) ont combattu les idées des réformateurs musulmans critiqués pour les concessions entre l’islam et la culture occidentale (1).
Mais, à la suite des législatives de 2011 qu’il remporte avec 41 % des voix et 89 sièges sur 217, l’expérience d’Ennahdha a révélé que son aspiration n’était pas uniquement politique, mais également religieuse. Les revendications de certains députés nahdhaouis à l’Assemblée nationale constituante ont mis en exergue une contradiction avec le programme du parti. En guise d’exemple, la charia n’y était pas mentionnée, mais le député Sadok Chourou a dévoilé lors de la première réunion de la Chambre, le 22 novembre 2011, l’intention d’en faire une référence claire dans le préambule et le premier article de la nouvelle Constitution (2). Ainsi, d’après lui, la politique devrait être bâtie sur des fondements islamiques : « la consultation, la justice, l’unicité de la souveraineté de Dieu, la charia » (3). L’ancien conseiller de Rached Ghannouchi, Lotfi Zaitoun, a déclaré en 2016 qu’après la victoire électorale de 2011, les députés ont connu une « dérive » due à la « faiblesse intellectuelle du mouvement » et au manque de cohésion entre exilés et prisonniers qui ont choisi la religion à la place de la liberté.
Certains dirigeants d’Ennahdha, politiques et prêcheurs confondus (Sadok Chourou, Habib Ellouze, Ameur Larayedh, Sahbi Atig, Rached Ghannouchi), ne considéraient aucunement que la loi islamique soit incompatible avec un régime démocratique. En guise d’exemple, en 2017, pour l’ancien ministre du Transport (2011-2014), Abdelkarim Harouni, la charia était un « projet de l’islam », la « traduction de la démocratie en islam » et « il existe une liberté dans la société musulmane et dans l’État islamique ». Après de nombreuses manifestations, Ennahdha a abandonné, en mars 2012, la proposition d’inscrire la charia dans la Constitution. Néanmoins, contrairement aux directives de son dirigeant, Rached Ghannouchi, certains députés islamistes ont continué à voter à l’Assemblée nationale constituante en faveur de l’inscription du Coran et de la Sunna comme sources législatives, ainsi que contre la liberté de conscience. Cela souligne l’existence d’un mouvement hétérogène où les cadres ont des positionnements distincts de la direction. La contradiction issue de la rencontre de ces courants de pensée remet en question la cohérence idéologique bouleversée encore plus par le Xe Congrès.