Magazine Moyen-Orient

France-Algérie : entre sécurité énergétique, souveraineté et interdépendance économique

« À la question de savoir si le gaz algérien a été exporté gratuitement vers la France, la réponse est non. » En mars 2019, au plus fort du Hirak, Ahmed el-Hachemi Mazighi, alors vice-président des activités de commercialisation de la compagnie d’État Sonatrach, tente de mettre fin aux rumeurs affirmant qu’Alger donne son énergie à Paris. Mais la question des hydrocarbures ne quitte pas le devant de la scène contestataire, et le mouvement s’oppose à un projet de loi accusé de brader les richesses du pays aux multinationales. Les entreprises étrangères, en particulier françaises, sont soupçonnées de mettre en péril la souveraineté algérienne.

Cinquante ans après les nationalisations de 1971, date qui consacre la victoire des révolutionnaires arabes face au colonialisme économique (1), pourquoi les ressources du Sahara sont-elles perçues comme menacées par les multinationales ? Si le rôle des compagnies françaises et étrangères est réapparu au centre du débat public lors du Hirak, c’est notamment parce que les hydrocarbures et le Sahara sont depuis 1954 au cœur des enjeux de souveraineté et d’indépendance des États du Maghreb. Pour comprendre cette conflictualité, il faut la replacer dans son historicité. Le développement pétrolier du Sahara est né dans un contexte de quête de sécurité énergétique mondiale, à l’époque des décolonisations. Il a été au centre du projet colonial français en Algérie. Jusqu’aux nationalisations, la résistance à la domination étrangère a rythmé la coopération franco-­algérienne dans le domaine des hydrocarbures. Cette lutte pour l’indépendance économique a laissé des traces dans les relations entre les deux pays.

La genèse de l’aventure pétrolière française en Algérie

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pétrole devient un enjeu de sécurité nationale. La nécessaire reconstruction de l’Europe et la première crise énergétique mondiale de 1956 accélèrent la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, en particulier ceux du Moyen-Orient. L’urgence pour la France est la diversification des sources d’approvisionnement énergétique ; le gouvernement impulse une politique nationale consistant à prospecter sur son territoire et dans ses colonies afin de produire un « pétrole national franc » (2). C’est dans ce contexte que l’Afrique du Nord et le Sahara algérien sont un territoire stratégique. La France devient une puissance pétrolière après les découvertes des gisements d’hydrocarbures d’Edjeleh et de Hassi-Messaoud en 1956, puis de Hassi R’Mel en 1958. Paris souhaite rapidement tirer le bénéfice des découvertes et s’assurer de la maîtrise de l’exploitation des hydrocarbures sahariens. Le croisement des archives nationales françaises, de celles de la Compagnie française des pétroles (CFP), l’ancêtre de TotalEnergies, et des archives diplomatiques américaines et françaises démontre la mise en place d’une stratégie de sécurisation du Sahara et de ses ressources dès la fin des années 1950.

Organisée par l’administration coloniale avec l’aide des pétroliers, l’autonomie énergétique de la France passe dans un premier temps par la consolidation de l’espace saharien et de l’accès à son pétrole. Or, à partir de 1956, les frontières à l’ouest et à l’est du Sahara algérien sont contestées et menacées par les pays nouvellement indépendants – le Maroc, la Libye et la Tunisie – qui souhaitent également bénéficier des richesses du désert. Face à ces prétentions, l’administration coloniale cherche à délimiter les frontières des départements algériens et, ce faisant, celles du Sahara. Ainsi, les cadres de l’industrie pétrolière et les diplomates français travaillent de concert à la proposition et aux négociations du tracé des frontières afin de conserver les gisements et les permis de recherches les plus prometteurs. Du côté des confins libyens, les autorités parviennent à sécuriser le gisement d’Edjeleh, dont la production est exportée à partir de 1957. Du côté des confins algéro-marocains, les autorités françaises sont soucieuses de préserver la région de Tindouf et de Colomb-Béchar, qui représente un intérêt ­géostratégique et économique important. Ainsi, les administrateurs français, en particulier le Bureau de recherche de pétrole et la Direction des carburants, de même que les entreprises telles que la CFP, sont au cœur du projet colonial français en Algérie.

Sur le plan politique, le Sahara devient l’enjeu de l’affirmation d’une Algérie française et, plus globalement, de la présence française en Afrique. Après l’arrivée de Charles de Gaulle (1890-1970) au pouvoir (1959-1969), l’administration coloniale utilise la rhétorique du développement et lance le « Plan de Constantine » en 1958, pour recomposer le modèle colonial français en Algérie, à un moment où il est contesté. Les autorités envisagent d’intégrer les hydrocarbures au développement économique de l’Algérie et promeuvent l’utilisation des pétroles sahariens pour l’approvisionnement énergétique des pays d’Europe occidentale. Or la France ne peut supporter seule les investissements nécessaires. C’est pourquoi le gouvernement réorganise le Sahara, séparé du reste de l’Algérie et géré par l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Pour attirer les investisseurs, il promulgue le Code pétrolier saharien, qui autorise l’entrée de capitaux étrangers tout en les contrôlant. Autrefois rejetées, les entreprises américaines obtiennent des permis de prospection, et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) accorde un prêt pour des oléoducs. Les pouvoirs publics cherchent à intégrer un nouveau paradigme qui légitime la sanctuarisation du Sahara et de ses ressources tout en permettant d’occulter, pour un temps, la réalité d’un empire qui lui échappe.

Pas de pétrole sans la paix

La découverte d’importantes réserves de gaz et de pétrole dans le Sahara algérien impacte non seulement l’économie pétrolière française, mais également la décolonisation algérienne et celle des pays voisins. Pendant la guerre d’indépendance (1954-1962), le Front de libération nationale (FLN) lance sa « bataille pour le pétrole du Sahara » qu’il déclare être le « patrimoine national algérien », dont il faut empêcher l’exportation par tous les moyens. Pour le ministre de l’Algérie de l’époque (1956-1958), Robert Lacoste (1898-1989), l’insécurité sur les champs pétroliers serait perçue comme un signe de faiblesse de l’armée française et écornerait son image auprès des Français. La stratégie militaire française est réorientée pour démontrer que le territoire est protégé et que le pétrole saharien est exploitable malgré la guerre. Pour le Haut Commandement militaire, le pétrole est un argument important de la propagande de la modernisation de l’Algérie. Certains ouvriers de la Société nationale de recherches et d’exploitation des pétroles en Algérie (SN-REPAL) ou de la CFP n’hésitent ainsi pas à s’investir dans la défense des puits de Hassi-Messaoud et de Hassi R’Mel.

Sur la scène internationale, le fait de produire et d’acheminer le pétrole saharien jusqu’en France est une invitation aux majors à s’associer aux puissances coloniales et à déstabiliser les processus de décolonisation. En effet, la construction du pipeline entre Edjeleh et Gabès, en Tunisie, place le brut au cœur des enjeux de souveraineté du Maghreb. Malgré son engagement dans la lutte contre la domination coloniale et ses relations tendues avec la France, la Tunisie accepte de devenir le corridor des voies d’acheminement du pétrole algérien vers la France et prend ainsi le risque de mettre en péril ses liens avec ses compagnons de lutte pour les indépendances dans les pays limitrophes (3).

À propos de l'auteur

Sarah Adjel-Debbich

Doctorante en histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de Tunis ; ses travaux portent sur la sécurité énergétique et la diplomatie pétrolière au Maghreb au lendemain des décolonisations.

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