Magazine Moyen-Orient

France-Algérie : entre sécurité énergétique, souveraineté et interdépendance économique

Les archives de la CFP démontrent que le succès de la nationalisation et de l’émancipation de la France est conditionné par une bonne coopération avec l’ancienne puissance coloniale. Celle-ci est aussi le fruit de réussites technologiques, d’efforts et d’investissements communs pour l’industrie pétrolière algérienne. Alors que la Sonatrach doit faire face au manque de cadres et de techniciens qualifiés, l’Institut algérien du pétrole, créé en 1965 avec le soutien de l’Institut français du pétrole, assure la formation des cadres moyens. Comme le rappelle une historiographie récente, le programme d’algérianisation de la CFP permet de former la première génération d’ingénieurs et de techniciens algériens et facilite, ce faisant, la négociation des nouveaux accords de coopération pour l’exploitation des gisements sahariens (8).

Cinquante ans après la nationalisation des hydrocarbures, le discours sur la spoliation des richesses du Sahara par les entreprises étrangères est toujours présent. Cette crainte puise sa force dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, où le gouvernement français s’est efforcé par tous les moyens de conserver les ressources du Sahara dans son giron. Ainsi, la mémoire du 24 février 1971 est presque aussi forte que celle du 1er novembre 1954, jour ayant marqué le début de la guerre.

Le discours sur la défense de la souveraineté économique de l’Algérie a par ailleurs continué à jouer un rôle important dans la légitimation des élites au pouvoir. Celles-ci ont entretenu l’idée de la persistance de la domination coloniale économique française et de la nécessité de s’y opposer, malgré une coopération bilatérale soutenue. Les conséquences sont multiples. D’abord, cela a nourri les relations conflictuelles entre les pouvoirs algériens et français alors même qu’ils ne pouvaient cesser de collaborer. En effet, la France dépend en partie de l’Algérie pour son approvisionnement, et l’Algérie dépend de la France pour trouver des débouchés à sa production, le gaz algérien étant interchangeable avec le gaz russe. Ensuite, ce discours s’est retourné contre le régime algérien, accusé par ses opposants d’abandonner les principes qu’il a longtemps prêchés. Le discours de lutte pour l’indépendance économique ne fait plus écho à la politique du gouvernement qui a libéralisé le secteur pour faire face à la détérioration du marché pétrolier et au manque d’attractivité de la loi de 1971. Ce retour sur les acquis révolutionnaires, conjugué aux problèmes économiques du pays, renforce l’opposition aux élites au pouvoir. Celles-ci ont entretenu un amalgame entre le problème du contrôle des ressources et celui de leur gestion.

Cette dynamique offre des clés pour comprendre les attaques des mouvements contestataires, notamment du Hirak contre le gouvernement algérien et les entreprises étrangères, surtout françaises, dans le secteur de l’énergie. 

Notes

(1) Christopher R. W. Dietrich, Oil Revolution : Anticolonial Elites, Sovereign Rights, and the Economic Culture of Decolonization, Cambridge University Press, 2017.

(2) Samir Saul, « Politique nationale du pétrole, sociétés nationales et “pétrole franc” », in Revue historique, 2006/2 no 638, p. 355-388.

(3) Sarah Adjel, « La crise de l’oléoduc Edjeleh-Gabès : Au cœur des enjeux de souveraineté du Maghreb (1954-1962) », in L’Année du Maghreb, 2018, p. 129-148.

(4) Patrick Lafond, « Le tiers-mondisme italien de Mattei », in Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines no 122-­1, 2010, p. 161-195.

(5) Nicole Grimaud, « Le conflit pétrolier franco-algérien », in Revue française de science politique no 6, 1972.

(6) Sarah Adjel-Debbich, « La Sonatrach et la diplomatie énergétique algérienne : une diplomatie parallèle au service du développement algérien (1962-1971) », in Les Cahiers Sirice, vol. 25, no 2, 2020, p. 41-50.

(7) Sarah Adjel, Angélique Palle et Noémie Rebière (dir.), Risques géopolitiques, crises et ressources naturelles : Approches transversales et apport des sciences humaines, Étude no 70, IRSEM, septembre 2019.

(8) Radouan Andrea Mounecif, « La prudence et la prise de décision : la Compagnie Française des Pétroles Algérie et l’algérianisation du personnel (1962-1971) », in Entreprises et histoire, vol. 92, no 3, 2018, p. 43-58.

Légende de la photo en première page : Manifestation contre les supposées livraisons gratuites de gaz à la France par l’Algérie, en mars 2019, à Alger. © Shutterstock/Saddek Hamlaoui

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°53, « Pétrole : géopolitique de la rente », Janvier-Mars 2022 .

À propos de l'auteur

Sarah Adjel-Debbich

Doctorante en histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de Tunis ; ses travaux portent sur la sécurité énergétique et la diplomatie pétrolière au Maghreb au lendemain des décolonisations.

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