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France-Algérie : entre sécurité énergétique, souveraineté et interdépendance économique

À partir de 1960, les appels aux sabotages laissent place à l’offensive diplomatique du FLN afin d’endiguer les efforts de l’administration coloniale pour occulter la guerre. Les Algériens multiplient les publications, les communications et les rencontres pour sensibiliser l’opinion internationale au pétrole du Sahara. Outre les tentatives de boycott pétrolier contre la France, le FLN dénonce les accords passés avec les entreprises étrangères, en particulier américaines, qu’il décrit comme « une alliance des deux capitalismes et des deux impérialismes français et américains pour l’exploitation du Sahara ». L’administration américaine fait d’ailleurs face à la colère du gouvernement français à la suite de rumeurs de négociations secrètes entre des membres du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et l’Aramco, accusée de financer les nationalistes. De plus, la délégation économique du FLN sollicite les industries et les chancelleries occidentales et du Moyen-Orient intéressées par le pétrole saharien à l’indépendance.

C’est à ce moment que l’attitude des nationalistes à l’égard des investisseurs étrangers évolue. S’ils considèrent le pétrole comme l’outil du développement de l’Algérie et de ses frères maghrébins, ils ont conscience du besoin d’investisseurs étrangers pour créer une industrie du pétrole et du gaz et financer le développement économique du pays. Dans un premier temps, le FLN affirme que « seul un gouvernement algérien libre et indépendant a la légitimité de mettre en place de tels accords ». Mais dès lors que les prémices d’une négociation officielle se dessinent, le GPRA tente de rassurer en déclarant que « les investissements étrangers au Sahara seront respectés dans une Algérie indépendante ». Afin de préparer le dossier saharien et l’avenir économique du pays, les délégués s’appuient sur l’aide internationale et n’hésitent pas à solliciter des experts pétroliers ; parmi eux, Nadim al-Pachachi (1914-1976), ministre de l’Économie irakien de 1952 à 1957, ou Enrico Mattei (1906-1962), alors président de la compagnie italienne ENI. Ce dernier refuse l’invitation des Français à travailler en Algérie tant que l’indépendance n’est pas proclamée. Son agenda est autant fait pour assurer à l’Italie de nouvelles sources d’approvisionnement que pour se placer contre les membres du cartel qu’il dénonce (4). Il soutient et conseille les nationalistes en marge des négociations pour l’indépendance. Cette diplomatie pétrolière de l’ENI scelle sa position privilégiée dans le pays pour l’avenir.

De l’indépendance politique à l’interdépendance économique

À Évian, en mars 1962, les négociateurs français garantissent la souveraineté des Algériens sur le Sahara, et s’engagent à poser les jalons de la coopération dans le domaine des hydrocarbures entre la France et l’Algérie. Cependant, jusqu’à l’été 1962, la menace sur la sécurité des installations pétrolières ne vient plus des nationalistes algériens, mais des défenseurs de la présence française en Algérie. L’Organisation de l’armée secrète (OAS) menace les infrastructures et le personnel européen qui souhaite quitter l’Algérie. Les autorités ont la lourde tâche de contenir la pénétration des idées radicales de l’organisation chez certains pétroliers. Ministre des Armées de 1960 à 1969, Pierre Messmer (1916-2007) souligne son impuissance face à un danger qui vient de l’intérieur. Afin d’instaurer un climat de confiance propice à la coopération, il suggère d’écarter les employés perméables à la propagande de l’organisation. Malgré cette menace, la coopération au Sahara s’organise. Deux conventions et un accord sont signés en août 1962 pour la mise en valeur des richesses du sous-sol saharien. Les textes prévus à Évian fixent les statuts de l’Organisme saharien (OS) et les conditions d’accès des sociétés françaises. Les droits de la France attachés aux titres miniers et au transport des hydrocarbures sont confirmés. Cette situation ne laisse aux Algériens qu’une faible marge de manœuvre dans le secteur. Conscients qu’ils ont besoin des investissements étrangers, ils considèrent toutefois que ceux-ci ne doivent en aucun cas aliéner leur indépendance. La décolonisation économique est l’ultime étape, sinon la condition du développement du pays. De son côté, le gouvernement français fait tout pour repousser l’exclusion des intérêts économiques français d’Algérie.
Dans ce contexte, les autorités algériennes présentent une stratégie nationale et internationale dont l’objectif est la réappropriation des ressources et le contrôle de l’industrie pétrolière. Dans la continuité du « Programme de Tripoli » de juillet 1962, l’administration Ahmed ben Bella (1963-1965) lance une série de mesures afin de s’émanciper de la tutelle française. Le gouvernement s’oppose d’abord à la construction d’un troisième oléoduc par une entreprise française. Il pose comme condition sa participation à hauteur de 51 % du capital et à la direction de l’entreprise Trapal, consortium de 17 sociétés concessionnaires chargées de la construction de l’oléoduc Haoud el-Hamra-Arzew. En octobre 1963, le gouvernement algérien demande une réouverture des négociations d’État à État avec la France sur la question des hydrocarbures, affirmant qu’ils ne sont pas des marchandises ordinaires, mais des produits stratégiques. La création en 1963 de la Sonatrach, ou Société nationale de transport des hydrocarbures, permet officiellement au gouvernement algérien de prendre pied dans le transport des hydrocarbures. Alors dirigée par Belaïd ­Abdesselam, l’entreprise devient l’outil d’indépendance économique du pays et s’attache à algérianiser le secteur des hydrocarbures. Mais ce sont surtout les négociations franco-algériennes de 1964-1965 et les accords qui en découlent qui remettent en cause les clauses énergétiques signées à Évian, et reconfigurent les relations entre les deux pays. Ces accords d’Alger de 1965 permettent la participation de l’État algérien au développement de l’industrie pétrolière et gazière en Algérie (5).

Depuis 1963, Belaïd Abdesselam est chargé d’étudier le problème de la commercialisation du gaz naturel. Il fait la promotion du gaz saharien auprès d’entreprises européennes et prend contact avec la plupart des sociétés et gouvernements intéressés par l’achat de gaz naturel. À partir de 1965, Houari Boumédiène (1965-1978) utilise un réseau diplomatique, ou plutôt paradiplomatique, hérité de la guerre pour atteindre deux objectifs à moyen terme. Le premier est de s’opposer aux pressions françaises qui tentent de bloquer les investissements étrangers dans le secteur pétrolier en Algérie, leur stratégie étant de ralentir les négociations avec les entreprises concurrentes, et de chercher à bloquer l’aide financière internationale. Au même moment, Abdelaziz Bouteflika (1937-2021), ministre des Affaires étrangères (1963-1979), assure la continuité des négociations bilatérales pour poser de nouvelles conditions de coopération avec la France. Le deuxième objectif est de gagner la confiance des diplomaties occidentales, malgré sa rhétorique anti-­impérialiste, pour qu’elles ne s’opposent pas d’une manière ou d’une autre à l’élaboration d’un partenariat privilégié avec les entreprises occidentales. Ainsi, la signature du contrat d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié en octobre 1969, entre la Sonatrach et la société américaine El Paso, devient le premier symbole de la diplomatie économique algérienne face à la France (6), la nationalisation des hydrocarbures et des infrastructures étant l’objectif à long terme. Celle-ci n’intervient que le 24 février 1971, dans un contexte de guerre des prix soutenu par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).

Une semaine après, l’ambassadeur à Paris Mohamed Bédjaoui (1971-1979) déclare à Jacques Chaban-Delmas (1915-2000), alors Premier ministre (1969-1972), que l’Algérie est décidée à mener un long chemin avec la France parce qu’elles avaient des intérêts en commun. Après le premier contrat de 1964, la Sonatrach en signe un deuxième avec Gaz de France (GDF) en décembre 1972. L’Algérie compte également sur son allié historique italien avec lequel elle signe en 1977, après plus de dix ans de négociations, un contrat de vente et d’achat de gaz naturel entre l’ENI et la Sonatrach. Prouesse technologique, le gaz algérien est livré par gazoduc transnational à partir de 1983 (7).

À propos de l'auteur

Sarah Adjel-Debbich

Doctorante en histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de Tunis ; ses travaux portent sur la sécurité énergétique et la diplomatie pétrolière au Maghreb au lendemain des décolonisations.

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