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La marginalisation du Canada sur la scène internationale

Or, c’est précisément où le bât blesse et c’est ce qui explique en grande partie la marginalisation croissante du Canada au cours de la dernière décennie. Les prises de position tranchées de Stephen Harper en faveur d’Israël ou encore le retrait du protocole de Kyoto et la défense des droits individuels contre les nouveaux totalitarismes auront contribué à marginaliser le Canada, tout comme les politiques diversitaires du gouvernement Trudeau ont également concouru à cet isolement. En effet, pour de nombreux pays, la valorisation des principes associés à la tolérance envers toute forme de diversité est souvent perçue comme une tentative malvenue d’ingérence dans leurs affaires internes, voire une forme de colonialisme occidental. Par exemple, en 2019, le Canada a annoncé son nouveau programme d’aide internationale pour les personnes LGBTQ2I qui vise à faciliter une plus grande reconnaissance et égalité des membres de ce groupe dans des pays où leurs droits sont bafoués. Voilà qui permet à Ottawa et à ses missions diplomatiques de soutenir des organisations de la société civile à l’étranger afin que celles-ci puissent faire pression sur leur gouvernement respectif.

En outre, le paradigme de la convergence issu de la guerre froide est désormais durablement remis en question avec pour conséquence que le Canada se retrouve isolé au sein d’une famille politique restreinte. Si la fin de la guerre froide fut en mesure de créer une dynamique mondiale qui a su intégrer dans sa logique des États au passé illibéral, cela n’est plus le cas aujourd’hui. Au contraire, cette dynamique a changé au cours des dernières années, un fossé se creusant entre le monde libéral et un autre davantage tourné vers l’autoritarisme, l’isolationnisme et à un retour à des méthodes davantage associées au hard power. Incapable de percevoir l’essoufflement du paradigme post-1991, le Canada a plutôt développé (surtout avec Harper et Trudeau) des politiques qui heurtaient de plein fouet de nombreux pays en plus de défendre avec une forme d’ingérence non souhaitée des principes qui étaient de moins en moins en phase avec le reste du monde. Comme des somnambules, les différents gouvernements qui se sont succédé à Ottawa au cours des deux dernières décennies ont marché sans s’en rendre compte vers du sable mouvant politique duquel le Canada est incapable de s’extirper.

Avec la montée en puissance d’un bloc économiquement aussi puissant (sinon plus) que le bloc occidental, les silences de jadis à l’égard des vertus d’un modèle politique voyant dans le libéralisme la « fin de l’Histoire » disparaissent et font place à une défiance davantage affirmée dont le Canada est aujourd’hui victime. L’échec pour obtenir un siège au sein du Conseil de sécurité constitue à cet égard un exemple concret des conséquences des choix faits par le Canada, lesquels ont irrité la Chine et l’Inde, selon l’ancien ambassadeur canadien en Chine (13).

Et maintenant ?

Il aura fallu l’invasion russe de l’Ukraine pour que les élites politiques canadiennes commencent enfin à réaliser la nature du monde dans lequel nous nous trouvons désormais, comme en fait foi le discours livré par la Vice-Première ministre et actuelle ministre des Finances, Chrystia Freeland, en octobre 2022, devant le célèbre Brookings Institute de Washington. Devant des leaders économiques internationaux, Freeland a essentiellement déclaré que l’invasion russe en Ukraine représentait la fin de la globalisation et de la coopération multilatérale du monde post-1991 avec comme conséquence un isolement nécessaire du monde libéral du nouveau monde illibéral en émergence et aux contours encore mal définis (14). Ce qui est déjà appelé « la doctrine Freeland » (15) pourrait entraîner des conséquences importantes pour le Canada, tant sur le plan international que domestique. Si le soft power canadien est désormais insignifiant, son hard power l’est tout autant depuis la fin de la mission militaire du pays en Afghanistan. Confronté à des difficultés importantes en matière de recrutement, le Canada est également encore très loin de la cible fixée par l’OTAN qui consiste à consacrer 2 % de son PIB aux dépenses militaires, les dépenses 2022-2023 correspondant à environ 1,4 %. En outre, même si celle-ci devait être atteinte, il est estimé que les sommes additionnelles (environ 16 milliards de dollars) ne seraient pas suffisantes pour combler le retard d’achats d’équipements stratégiques accumulés au cours des 20 dernières années, dont le remplacement des vieillissants CF-18 ainsi que du système de radars dans l’Arctique. En somme, le Canada n’est clairement pas encore de retour sur la scène internationale et rien n’indique qu’il le sera dans le monde changeant d’aujourd’hui.

Notes

(1) Nik Nanos, « Data Dive with Nik Nanos : Canada is on the cusp of a winter of political discontent », The Globe and Mail, 13 novembre 2021 (http://​bit​.ly/​3​U​p​A​ovS).

(2) Jean-François Caron, Affirmation identitaire du Canada. Politique étrangère et nationalisme, Outremont (Québec), Athéna, 2014.

(3) Frédéric Boily (dir.), Stephen Harper. De l’École de Calgary au Parti conservateur : les nouveaux visages du conservatisme canadien, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.

(4) Justin Massie et Stéphane Roussel, « The Twilight of Internationalism ? Neocontinentalism as an Emerging Dominant Idea in Canadian Foreign Policy », in Heather A. Smith et Claire Turenne Sjolander (dir.), Canada in the World : Internationalism in Canadian Foreign Policy, Toronto, Oxford University Press, 2013, p. 42-43.

(5) « Moral ambiguity, moral equivalence are not options ; they are dangerous illusions… We know where our interests lie and who our friends are. » Colin Robertson, « Harper’s world view », Policy Options Politiques, 1er octobre 2011 (http://​bit​.ly/​3​u​a​e​Yba).

(6) Frédéric Boily, Stephen Harper : la fracture idéologique d’une vision du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016.

(7) Jocelyn Coulon, Un selfie avec Justin Trudeau : un regard critique sur la diplomatie du Premier ministre, Montréal, Boréal, 2018, p. 106-108.

(8) Wenran Jiang, « Seeking a Strategic Vision for Canada-China Relations », International Journal, vol. 64, n4, 2009, p. 892.

(9) Jean-François Caron, Marginalisé. Réflexions sur l’isolement du Canada dans les relations internationales, Québec, Presses de l’Université Laval, 2022.

(10) Jean-François Caron, « Rooted Cosmopolitanism in Canada and Quebec’s National Identities », National Identities, vol. 14, n°2, 2012, p. 351-366.

(11) Jillin Stirk, « Pluralism and Foreign Policy : An Opportunity for Canadian Leadership », Institut canadien des affaires mondiales, septembre 2016 (http://​bit​.ly/​3​A​W​g​C3X).

(12) Chrystia Freeland, « Discours de la ministre Freeland sur les priorités du Canada en matière de politique étrangère », « Affaires mondiales Canada », site du gouvernement du Canada, 6 juin 2017 (http://​bit​.ly/​3​i​c​t​JYg).

(13) Marie Vastel, « Le Canada rate “son retour” à l’ONU », Le Devoir, 18 juin 2020 (http://​bit​.ly/​3​V​E​f​ydc).

(14) Deputy Prime Minister of Canada, Chrystia Freeland, « Remarks by the Deputy Prime Minister at the Brookings Institution in Washington, D.C. », 11 octobre 2022 (http://​bit​.ly/​3​g​Q​E​L57).

(15) Don Pittis, « “Freeland Doctrine” could set the world on a path to a new trade cold war », CBC, 19 octobre 2022 (http://​bit​.ly/​3​G​V​m​Jt3).

Légende de la photo en première page : En octobre 2022, le général canadien Wayne Eyre (ici à gauche), commandant des Forces armées canadiennes (FAC), appelait à ce que tout le pays se rallie derrière l’armée en ces temps de pénurie de personnel sans précédent, ce qui constitue selon lui un problème pouvant « nuire à la capacité d’intervention des FAC partout dans le monde ». En janvier 2022, il y avait 12 000 postes vacants dans l’armée canadienne. (© Forces armées canadiennes/Eric Greico)

Article paru dans la revue Diplomatie n°119, « 20 ans de Diplomatie : quelle évolution du monde ? », Janvier-Février 2023.

À propos de l'auteur

Jean-François Caron

Professeur agrégé de science politique à l’Université Nazarbayev (Kazakhstan), chercheur associé à l’Université d’Opole (Pologne) et senior fellow à l’Institut pour la paix et la diplomatie.

À propos de l'auteur

Frédéric Boily

Professeur titulaire de science politique à l’Université de l’Alberta (Canada) et auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la politique canadienne.

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