Si les talibans ont gagné la guerre par les armes en entrant dans Kaboul le 15 août 2021, ils se sont également imposés par l’établissement d’un système judiciaire qui leur a permis d’incarner l’État aux yeux de beaucoup d’Afghans, et ce avant leur victoire. Mais gouverner des territoires qui ont échappé au contrôle de l’exécutif central est différent de tenir les rênes de l’État. Les conjectures restent nombreuses quant au régime théocratique qu’ils sont en train de mettre en place (1).
Le régime que les talibans établissent est l’aboutissement de deux décennies durant lesquelles ils ont administré une partie du pays dans la clandestinité. Défait en 2001 à la suite de l’intervention américaine, le mouvement armé s’est reconstitué progressivement à partir de son sanctuaire pakistanais. Pour gagner la guerre, les talibans se sont appuyés sur leur matrice originale : les oulémas, des théologiens formés au droit islamique dans les écoles religieuses pakistanaises et reconnus comme compétents dans leur implication et leur application pour résoudre des litiges. Les talibans ont ainsi mis en place un système judiciaire qui était d’autant plus populaire dans les campagnes qu’il contrastait avec la prédation des potentats proches du gouvernement et les pratiques des militaires occidentaux.
La victoire talibane, miroir de l’échec occidental
Le succès des tribunaux talibans renvoie d’abord aux conséquences sur le droit et la justice de l’intervention occidentale dans un contexte d’incertitude juridique radicale pour les Afghans. Lorsque les États-Unis interviennent en Afghanistan en 2001, la société a déjà traversé plus de vingt ans de guerres civiles qui se sont traduits par une multiplication des litiges. Le soulèvement suscité par le coup d’État communiste de 1978 a entraîné, en parallèle des affrontements armés, une révolution dans le champ juridique. De manière sous-jacente à la lutte, le droit et la justice sont devenus un enjeu de la confrontation entre le gouvernement communiste et l’insurrection, mais également de la compétition entre élites (notables, diplômés de l’université et personnel religieux) pour réguler les rapports sociaux.
Alors que, durant le XXe siècle, l’État afghan avait progressivement sécularisé le système judiciaire, la victoire des moudjahidines contre l’Union soviétique en 1989 avait donné aux oulémas un monopole sur la légitimité à dire le droit. Après la chute du régime communiste en 1992, les factions armées qui toutes prétendaient faire respecter le droit islamique se sont affrontées pour le pouvoir. Cette configuration a favorisé les talibans, un mouvement clérical né en réaction à ces combats fratricides et qui s’est appuyé sur le droit islamique pour s’imposer. Ces décennies de guerres civiles ont affecté en profondeur les structures sociales, remettant en jeu les hiérarchies ethniques, la propriété et les rapports familiaux, d’autant que les acteurs armés les instrumentalisaient. Ces transformations ont entraîné une multiplication des litiges, alimentée par la succession d’autorités politiques concurrentes, et donc l’imposition de verdicts contradictoires.
L’intervention occidentale de 2001 a relancé la lutte autour du droit et de la justice entre le régime qu’elle installe et le mouvement taliban chassé du pouvoir, accroissant l’incertitude juridique qui affectait la population. Un droit inadapté, dicté par les priorités conjoncturelles des bailleurs de fonds, ainsi que le népotisme qui minait la police et la justice ont abouti à un système judiciaire déséquilibré en faveur des dominants et inaccessible pour la majorité des civils. Juristes, experts, humanitaires, militaires et diplomates occidentaux ont fait promulguer des lois en contradiction avec le reste de la législation afghane, ont influé sur les nominations dans les institutions clés, ont inventé des comités et se sont immiscés dans les cas jugés par les tribunaux. De plus, l’absence d’indépendance des magistrats a favorisé les anciens commandants des années 1990 qui se sont emparés de pans entiers de l’appareil d’État.
Enfin, les troupes occidentales, à commencer par l’armée américaine, ont contourné le droit afghan. Pour conduire leurs opérations contre Al-Qaïda et les talibans, elles se sont extraites du cadre légal afghan, menant une campagne d’éliminations ciblées qui aggravait les rivalités locales. Par ailleurs, les militaires occidentaux ont mis en place des instances prétendument « coutumières » ou « traditionnelles » qui multipliaient les verdicts contradictoires. De statut incertain, elles ont fini de miner l’institution judiciaire. Enfin, ils ont formé leurs propres milices, donnant à divers potentats les moyens de s’opposer à l’État central et d’éliminer leurs rivaux locaux.
Par la vision tribale et ethnique qu’elle appliquait en Afghanistan, l’armée américaine a contribué à la polarisation des conflits privés sur des lignes identitaires, rendant plus inextricable leur traitement. Les interprétations primordialistes des soldats américains favorisaient les stratégies d’instrumentalisation ethniques ou tribales. Ils ont permis à des entrepreneurs de violence se présentant tels des représentants d’une communauté d’obtenir des armes et des positions de pouvoir et de s’imposer comme intermédiaires incontournables.