Les débats autour de l’utilité ou même de la base ontologique du concept indopacifique se poursuivront sans doute pendant un certain temps. L’Indopacifique continuera de signifier différentes choses pour différentes personnes. Néanmoins, les politiques adoptées par les principaux acteurs de la région — les États et les organisations décisionnaires — auront également un puissant effet constitutif sur la forme que prendra l’Indopacifique. Le dynamisme de la région, notamment le taux global de croissance économique et la part de la puissance mondiale qui en découle, rendent compte des transformations rapides qu’elle connait. Si l’Indopacifique représente aujourd’hui 40 % de la puissance globale, le FMI prévoit qu’il pourrait représenter près de 50 % du PIB mondial, et ses marchés 40 % de la consommation globale, en 2040.
Un multilatéralisme trop sectoriel
On le voit, ce nouveau monde qu’incarne l’Indopacifique comporte beaucoup d’inconnues. Il recouvre des constellations de pouvoir disparates : grandes à moyennes puissances, petits à micro-États. Plus fondamentalement, on y trouve des États qui soutiennent la structure de gouvernance mondiale actuelle et d’autres qui souhaitent la remplacer ou la remodeler car perçue comme trop inégalitaire. Mais on y trouve également des États qui ne souhaitent pas être entrainés dans un grand débat « scholastique » sur l’Indopacifique.
Ces remises en question s’expriment à des degrés divers dans l’adhésion ou le rejet du concept d’Indopacifique. À ce stade, elles interrogent la résilience des organisations et des forums de dialogue et de coopération régionale qui y ont été mis en place, notamment l’ASEAN et ses élargissements : du format initial avec les dix États d’Asie du Sud-Est en 1967 à celui de l’ASEAN plus trois, en 1997, qui voit l’ajout de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud. On peut aussi mentionner le forum régional de l’ASEAN, établi en 1994 et dédié aux questions de sécurité qui, au-delà des dix pays de l’ASEAN et des trois d’Asie de l’Est, est passé à un format de 27 membres avec, notamment, les États-Unis, la Russie, l’Union européenne et la Corée du Nord. L’Asie du Sud y est sous-représentée avec uniquement l’Inde et le Pakistan. De même pour l’Océanie, qui se limite à l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. En dépit de sa « centralité » maintes fois mentionnées par les tenants de l’Indopacifique, l’ASEAN ne peut à elle seule incarner et contenir les dynamiques politico-économiques à l’œuvre dans ce vaste espace. Elle peut toutefois fournir un modèle avec l’ASEAN way et son souci du consensus et de la neutralité (9) qu’on retrouve d’ailleurs dans le Pacific Way des pays océaniens.
C’est pourquoi il importe de prêter attention et de renforcer les capacités intégratives d’organisations sous-régionales comme la Commission de l’océan Indien (COI) et l’Indian ocean rim association (IORA) en Asie du Sud, ou la Communauté du Pacifique et le Forum des iles du Pacifique (FIP) en Océanie. Dans un contexte de compétition économique et de tensions sur les ressources, penser globalement l’Indopacifique en organisant des passerelles entre ces différentes entités et autres forums interétatiques de coopération pourrait largement concourir à la transition énergétique de ce vaste bassin et au-delà.
Des normes, loyautés et affiliations versatiles
Quoi qu’on en pense, « le paramètre chinois » s’est progressivement imposé comme l’élément à partir duquel beaucoup d’États comprennent et font des choix quant aux mérites d’un ordre mondial encore flou mais différent, incarné par la Chine, et un ordre plus ou moins représenté par les États-Unis mais qui ne satisfait plus. C’est sous la « menace » générale d’une Chine en plein essor que la position de certains acteurs a commencé à évoluer. À l’échelle de l’Indopacifique, ce changement s’est manifesté dans les déclarations normatives sur « l’ordre garanti par le droit », le respect de la « liberté de navigation et de survol » ou « la sécurité des voies maritimes ». Ceci a conduit de plus en plus à une combinaison de hard et de soft power et aux débuts d’une approche coordonnée comprenant une superpuissance, les États-Unis, une puissance technologique et économique, le Japon, et deux puissances pivots, l’Inde et l’Australie. Les quatre États ont ainsi formé le noyau de ce que Shinzo Abe a nommé une stratégie « Indopacifique libre et ouverte » qui s’est incarnée dans le Quad. Pour autant, cet accent sur la défense d’un ordre international garanti par le droit et le rappel d’un usage des espaces maritimes conforme à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer se retrouvent également dans le discours de nombreux États qui en font une lecture différente, dont la Chine.
Les diverses réactions des États membres de l’ONU lors du vote de l’assemblée générale du 2 mars 2022 sur la guerre en Ukraine a révélé les divergences de la communauté internationale sur des notions longtemps tenues pour acquises. Sur les 193 membres, 141 ont approuvé le texte condamnant le recours à la force russe, 5 s’y sont opposés, dont la Corée du Nord, et 35 se sont abstenus, incluant 2 puissances clefs de l’Indopacifique, la Chine et l’Inde. Si les deux pays obéissent à des logiques très différentes dans leur refus de remettre en cause leurs relations avec la Russie, l’épisode a révélé le rapprochement d’opportunité d’un bloc anti-occidental avec la constitution d’un front Chine-Russie-Corée du Nord. Son impact déstabilisant se fait déjà sentir en Asie du Nord-Est avec l’accélération des tirs de missiles balistiques nord-coréens.