Agriculture et géopolitique sont liées. L’actualité est là pour nous le rappeler. Dans un moment où les guerres infra-étatiques ont recouvré une certaine ampleur, les travailleurs de la terre ont lourdement été déplacés et ont constitué le plus long cortège des affamés. Et quand la guerre interétatique, qui semblait remisée, est réapparue en Ukraine, les champs et ceux qui les travaillent ont été eux aussi exposés au feu des armes.
La dimension géopolitique de l’agriculture est cependant plus ample que le lien tragique entre la brutalité des affrontements et la fragilité des paysans. La même guerre en Ukraine a fait craindre un « ouragan de famine » pour la planète entière. Cet avertissement du secrétaire général de l’ONU en mars 2022 était à la mesure de la place prise par les champs de la mer Noire dans les échanges mondiaux de céréales, au point que Moscou en avait fait un moyen de puissance.
Agriculture et puissance, si cette relation n’a jamais réellement disparu, ce conflit lui donne ainsi une acuité nouvelle. Quant aux rivalités de pouvoir, autre volet de la géopolitique, constatons qu’elles s’enracinent souvent sur des terres et de l’eau mal distribuées. On ne saurait oublier cependant une troisième dimension géopolitique de l’agriculture. En couvrant souvent le plus d’espace, l’agriculture constitue un moyen d’aménagement : paysan, paysage et pays, il n’est pas étonnant que ces trois mots appartiennent à la même famille sémantique. Au-delà de cette évocation bucolique, il y a bien un fait que l’agriculture est aussi un vecteur efficace du contrôle voire de la conquête des territoires. De la construction d’Israël permise par le déploiement des kibboutzim à la sédentarisation agricole des populations circulantes au Moyen-Orient, en passant par l’envoi de paysans des majorités ethniques vers des territoires de minorités à contrôler (Arabes versus Kurdes, Hans versus Ouïghours), les exemples abondent pour souligner combien cette activité est aussi un vecteur efficace de territorialisation. Nous ne parlerons pas ici de cet aspect, mais seulement des deux premiers, la puissance et le conflit.
Puissance, souveraineté, sécurité
Une définition de la géopolitique la présente comme l’analyse de la politique de puissance en lien avec la géographie. Or, s’il y a bien un secteur qui est lié à celle-ci, c’est bien l’agriculture. De même, la capacité à peser sur d’autres, ou du moins à ne pas trop en dépendre, deux catégories de la puissance, ont aussi à voir avec l’agriculture.
L’histoire met en lumière ce lien entre puissance et agriculture. Sans remonter à la Haute Antiquité, où le rayonnement était déjà clairement indexé sur les capacités nourricières des villes-États ou des empires, la convocation des temps plus courts éclaire cette liaison d’une lumière souvent oubliée. À commencer par la Seconde Guerre mondiale, qui a vu tant de stratégies militaires se doubler de stratégies alimentaires. « Le but de la guerre, c’est un grand petit-déjeuner, un grand déjeuner et un grand dîner », avait dit le sinistre Goebbels. S’il ne s’était agi que d’une formule, elle ne serait peut-être pas passée à la postérité. Mais force est de constater qu’après avoir pris lui-même cette priorité nourricière à son compte dans Mein Kampf, Hitler a réellement mis en œuvre sa recherche d’espace vital, autrement dit un espace nourricier capable d’alimenter son vaste empire. En projetant ses troupes vers l’est, c’est aussi, et surtout, la quête des terres noires qui était recherchée. Mais c’est aussi en s’embourbant sur ces terres, aux sens propre et figuré, que la démesure territoriale a préparé la débandade martiale. Comment ne pas pointer ici aussi la quête de terres de l’empire japonais, sorti de son isolement à la fin du XIXe siècle, et qui a finalement contribué aussi à le fragiliser comme son allié allemand ? Son vaste empire, depuis Taïwan jusqu’à la Corée, en passant par la Chine, a fini par se défaire de son encombrante tutelle.
Le basculement vers la guerre froide et l’heure de la dissuasion nucléaire n’ont pas suspendu la mise à l’agenda de l’agriculture dans la recherche de puissance. Originellement fondée sur la mise en valeur de leur vaste espace foncier, l’émergence économique des États-Unis s’est doublée d’une affirmation géopolitique consacrée lors la Seconde Guerre mondiale. Sans toujours en avoir conscience, les farmers américains ont été embarqués dans la politique de puissance américaine, l’aide alimentaire servant d’adjuvant efficace à la politique d’endiguement de l’URSS, qui ne s’arrêtait donc pas aux seuls dispositifs militaires s’étirant des pays de l’OTAN à ceux de l’OTASE. Dans les années 1950, les cartes de l’aide alimentaire illustrent parfaitement la priorité donnée à ces pays du voisinage de l’URSS. À la fin de la guerre froide, cette carte, sans oblitérer les anciens pays cibles, faisait apparaître une dévolution plus grande à certains pays d’Amérique latine et d’Afrique marqués par la percée des guérillas marxisantes et l’accroissement des besoins alimentaires sur fond de croissance démographique.
A contrario, l’URSS, du fait de son modèle collectiviste, n’a pas pu répondre à cette défiance alimentaire américaine, y compris sur son « étranger proche ». Les piètres performances des kolkhoz et sovkhoz créés sous la période stalinienne n’ont pas pu être compensées par le développement agricole, à partir des années 1950, des « terres vierges » des pays d’Asie centrale, où la mise en eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria a surtout fait disparaître la mer d’Aral. L’URSS ne pouvait donc pas offrir son soft power alimentaire malgré le potentiel de ses terres noires ou de ses extensions centrasiatiques. Pire, pour se nourrir, elle devait compter sur ses périphéries comme la Pologne, où une agriculture familiale avait été maintenue, entraînant au passage un ressentiment devant ce qui apparaissait comme de la réquisition forcée, sans compter que Moscou a même dû importer des céréales américaines certaines années. Un comble pour un espace qui compte les meilleures terres au monde. Si la puissance a été de la sorte largement affectée par la dépréciation du secteur, c’est un véritable effondrement que la Russie a connu après 1991, les salariés des anciennes structures collectives quittant leur assignation professionnelle tandis que les investissements, déjà très faibles, n’y étaient plus de mise. À l’impuissance s’ajoutait la disette. Cette réalité n’échappa pas à Vladimir Poutine qui, après sa prise du pouvoir, s’engagea lui-même sur le terrain du renouveau agricole qui devait être à la hauteur de son potentiel pédologique. Après avoir promulgué une loi foncière qui avait traîné pendant une décennie, c’est un réinvestissement à forte intensité capitalistique qui a repris le chemin des champs tandis que le pays renforçait ses infrastructures d’exportations. Un siècle après avoir abandonné sa position de première exportatrice, la Russie la retrouvait en 2015, son blé étant utilisé comme vecteur de sa projection géopolitique. De son côté, l’Ukraine avait fait de même après son détachement de l’URSS en 1991. Si tant de pays ont craint la guerre en Ukraine, c’est aussi parce qu’ils ont entrevu le risque d’un asséchement de la production de la Russie par-delà les difficultés de son voisin, qu’elle a tenté d’envahir et qui avait lui-même réhabilité son formidable potentiel agricole.