Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’agriculture au révélateur géopolitique

À la recherche de l’autosuffisance

Cette séquence russo-américaine n’épuise pas la réalité agricole de la puissance. D’autres pays l’ancrent dans la promotion de leur agriculture, soit parce que leurs abondantes ressources en terres et en eau leur permettent d’avoir une capacité à peser sur d’autres, soit parce que leur souveraineté politique passe par leur souveraineté alimentaire quand bien même leurs ressources ne sont pas abondantes. Dans le premier cas, on trouve entre autres le Brésil, qui fait de ses capacités agricoles un élément essentiel de sa politique de puissance au détriment de ses forêts et de ses paysans sans terre… Dans le second, ce sont tous ces pays qui, dans un souci de non-alignement sur les États-Unis, voulaient à tout prix réduire leurs importations. Il en a été ainsi de certains pays du Moyen-Orient, de la Syrie à l’Iran, engagés dans une relation de défiance à l’endroit de Washington. Cependant, cette recherche de souveraineté alimentaire via une certaine autosuffisance était de plus en plus difficile à atteindre eu égard à la croissance des populations. Certes, un grand pays comme l’Inde y était parvenu dans le cadre de sa révolution verte lancée au mitan des années 1960. Mais, des années 1980 jusqu’à la fin de la décennie 2000, c’est plutôt la recherche de sécurité alimentaire combinant production, aide aux plus pauvres et importation bon marché des aliments qui prévalait. 

Un nouveau tournant a néanmoins été pris ensuite dans beaucoup de pays. La flambée des prix alimentaires en 2007-2008 puis en 2010-2011 a fait la démonstration d’une trop grande exposition aux chocs de prix extérieurs. Les émeutes de la faim ont souligné l’acuité politique de cette fragilité alimentaire. Faut-il dès lors s’étonner qu’un pays comme la Chine, au rêve de puissance avéré et très soucieux de sa stabilité, ait formulé une solide doctrine de souveraineté alimentaire qui vise la quasi-autosuffisance en grains (95 %) autres que le soja ? La mobilisation des eaux à grande échelle, la protection des terres, les appuis à la production et la diversification des fournisseurs de soja sont au cœur de cette politique. Elle est complétée par une politique de stockage des grains qui manquent, avec pour effet de peser sur les cours mondiaux dont la hausse depuis 2021 ne résulte pas seulement de la relance post Covid-19 et de la guerre en Ukraine.

Entre capacité à ne pas dépendre et capacité à peser sur d’autres, l’Europe s’est elle aussi engagée sur ce chemin de la puissance par l’alimentation. Les prémices de sa construction ont d’abord mis en priorité la recherche d’autosuffisance dans le cadre de la politique agricole commune. Les résultats ont été tels qu’à partir des années 1980, elle a pu peser par ses capacités exportatrices, concurrencer les États-Unis et participer au maintien de cours mondiaux peu élevés ; pour le meilleur, car les consommateurs les plus pauvres pouvaient s’y retrouver, pour le pire aussi car, ce faisant, les paysans des pays du sud en pâtissaient. De réforme en réforme, elle a ainsi quitté les rives d’un productivisme forcené qui l’exposait aux critiques externes (concurrence déloyale) et internes (cherté, inégalités et non-durabilité du modèle), pour mâtiner son modèle de normes plus environnementales. Entre nécessités productives et exigences environnementales, à l’heure où les besoins de production sont grandissants et où les risques climatiques sont menaçants, elle est plus que jamais sur cette ligne de crête. Puissance alimentaire et puissance climatique, telle est l’équation qu’elle doit résoudre.

Avant de parler de puissance, pour beaucoup de pays de la planète, c’est plutôt l’équation de leur sécurité alimentaire que ces derniers doivent avant tout résoudre. En montrant la forte dépendance de nombre de pays aux céréales de ce pays et de son voisin russe, la guerre en Ukraine est venue rappeler cette évidence. En évoquant un ouragan de famine, c’est à tous ces pays qu’António Guterres faisait bien sûr allusion.

Rivalités

En mobilisant des ressources mal réparties, l’agriculture induit aussi de la conflictualité. On ne compte plus les jacqueries, insurrections, révolutions et dérives autoritaires nées de la contestation ou de la volonté de maintenir un ordre enraciné sur un accès asymétrique à la terre. Des rapports de force internes (économiques et/ou politiques) ou externes (colonisation) ont induit un « façonnement du monde moderne », pour reprendre l’expression de John Weaver (1). Autrement dit, la plupart des sociétés se sont érigées sur cette appropriation inégalitaire du foncier. En retour, cet état de fait inégalitaire a été tôt ou tard remis en question au cœur d’épisodes que je qualifie d’agropolitiques (2). Leur intensité est alors d’autant plus aiguë que les acteurs du conflit — les grands détenteurs de terre et les paysans qui en manquent — sont agrégés par des idéologies (nationalisme, marxisme, idéologies religieuses), que la composante rurale est forte et que la soif de terres est importante.

À propos de l'auteur

Pierre Blanc

Docteur en géopolitique, ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts, enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée ; auteur notamment de Géopolitique et climat (Les Presses de Sciences Po, 2023) et de Proche-Orient : Le pouvoir, la terre et l’eau (Les Presses de Sciences Po, 2012)

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