Après cette toilette intense vient le temps de rafraîchir le corps par un passage rapide sous une douche froide avant le retour au vestiaire. La plupart des baigneurs s’y accordent un peu de repos, enveloppés dans de grandes serviettes. Une fois rhabillé, il convient de payer : un droit d’entrée au maître du bain et, séparément, les services au garçon de bain. Ce parcours balnéaire ne dure guère plus d’une heure. Du côté des femmes, il est peu différent, mais plus long. Jusqu’à l’apparition de hammams doubles à partir des années 1980, tous les établissements fonctionnaient en alternance, des journées pour les hommes, d’autres pour les femmes. Celles-ci se rendent généralement au hammam entre parentes et amies. Après la sudation, elles multiplient les opérations devant les vasques des salles tièdes : une méticuleuse friction de la peau pour l’adoucir et la blanchir, puis l’application d’argile dans les cheveux, de masques sur le visage, de henné sur la plante des pieds et la paume des mains. Au retour dans le vestiaire, c’est encore le partage de fruits secs et de boissons préparées la veille, orgeat ou jus d’abricot séché. Le parcours peut prendre plusieurs heures.
Une conception humorale et respectueuse du corps
À Sanaa, on ne se rend pas au hammam pour faire sa toilette, mais pour revigorer le corps et apaiser l’esprit. On ne soigne pas seulement la peau, mais l’ensemble du corps. L’intense sudation qui provoque l’ouverture des pores est censée faciliter l’élimination des toxines.
Les pratiques balnéaires au Yémen sont imprégnées par les théories humorales. C’est un héritage de la médecine grecque, repris par les savants arabo-musulmans médiévaux. Selon le médecin persan Ali ibn Abbas al-Majusi (930-994), le bain au hammam renforce la chaleur vitale, facilite la digestion, repousse la fatigue, évacue les résidus. D’après ces théories, le corps est composé de quatre humeurs (le sang, le phlegme, et les deux biles). Chacune est associée à deux des quatre qualités primordiales (le chaud, le froid, le sec et l’humide), de même qu’à l’un des quatre éléments fondamentaux (la terre, l’eau, le feu et l’air). Le mélange de ces humeurs, propre à chaque individu, détermine son tempérament. La santé correspond à l’équilibre des humeurs dans le corps, tandis que la maladie est due à l’excès de l’une ou de plusieurs d’entre elles. Cet équilibre n’est pas statique, y compris chez les personnes en bonne santé, de sorte que les humeurs doivent se contrebalancer l’une l’autre pour éviter les extrêmes. Les substances végétales, animales ou minérales sont aussi affectées de qualités primordiales : par conséquent les remèdes, les aliments et les boissons agissent en permanence sur l’individu.
Même si ces théories sont rarement explicitées au Yémen, elles continuent de sous-tendre nombre de pratiques de la vie. Ainsi, pour beaucoup de Sanaanéens, une visite au hammam reste indispensable avant le magyal, réunion quasi quotidienne pour certains, généralisée en fin de semaine le jeudi et le vendredi pour la plupart. Elle rassemble un cercle d’amis au domicile de l’un d’entre eux. C’est là que s’entretiennent les réseaux de sociabilité. Sous l’effet stimulant et euphorisant du qat (arbuste dont on mastique les jeunes feuilles), on partage tout au long de l’après-midi le plaisir d’être ensemble, d’échanger et de discuter. Selon la conception humorale, le qat est une substance végétale froide et sèche. Aussi, les déséquilibres occasionnés par sa consommation doivent-ils être compensés. Il convient de les anticiper, au hammam d’abord, puis lors du repas de midi. Une sudation abondante préparera l’organisme à l’absorption de l’eau nécessaire pendant la mastication du qat. Certains habitants de Sanaa, fervents adeptes des magyal, n’hésitent pas à se rendre au hammam quotidiennement en fin de matinée. Ils limitent le parcours balnéaire à une bonne sudation suivie d’une toilette rapide sans friction. Puis, lors du repas, il est recommandé de ne consommer que des nourritures réputées de qualité chaude et humide.
Au Yémen, les thérapies traditionnelles continuent de bénéficier d’un préjugé favorable. C’est souvent vers le hammam que l’on se tourne en premier lieu, en particulier vers les établissements anciens de la vieille ville de Sanaa. Si le hammam ne guérit pas à lui seul, il est néanmoins en mesure d’apporter des soulagements dans le cas de refroidissements et de migraines, de douleurs musculaires, articulaires ou rhumatismales, d’affections respiratoires ou circulatoires, de constipation ou de douleurs abdominales, ou de retard de règles chez les femmes. Lors de visites à but thérapeutique, les soins prodigués par le personnel de bain se limitent cependant à peu de choses : quelques massages à sec ou à l’huile, des manipulations en cas d’entorses, de luxations, de douleurs vertébrales ou de sciatiques. Le traitement est ensuite poursuivi sous d’autres formes, avec des thérapies traditionnelles ou modernes.