Pouvons-nous savoir aujourd’hui quel est concrètement l’état d’avancement du programme nucléaire iranien ?
B. Hautecouverture : Évaluer le développement du programme nucléaire iranien depuis plus de vingt ans n’a jamais été simple. Cela l’est encore moins aujourd’hui pour trois raisons : son ampleur croissante au fil des années, le manque de transparence de Téhéran depuis le retrait par les États-Unis du Plan d’Action Global Conjoint (PAGC (1)) en mai 2018 et la concurrence des perceptions et interprétations en sources ouvertes. Dans l’incertitude, il convient de commencer par s’en remettre aux rapports publics que publie l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) tous les trois mois à deux titres : le rapport « Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU », et le rapport « Accord de garanties TNP avec la République islamique d’Iran ».
Les derniers rapports remis par l’Agence de Vienne remontent à la fin de l’été 2023. Ils fournissent une évaluation en demi-teinte : si l’Iran a alors réduit de deux tiers sa production d’uranium enrichi à 60 % en uranium 235 (U-235) par rapport au trimestre précédent, les stocks d’uranium enrichi à 20 % d’U-235 et à 5 % d’U-235 ont augmenté et l’Iran a installé une cascade supplémentaire de centrifugeuses avancées IR-4 dans l’installation d’enrichissement nucléaire de Natanz. En outre, l’Agence est toujours en attente d’explications « techniquement crédibles » quant à la présence de particules d’uranium d’origine anthropique en deux emplacements non déclarés. La présence de ces particules remonte à 2019 et 2020. À ce jour, selon la formule consacrée, l’AIEA ne peut toujours pas « donner l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique ». Pour mémoire, la définition que donne l’AIEA d’une quantité significative (QS) de matières nucléaires est celle d’une « quantité approximative (…) pour laquelle, compte tenu de tout processus de conversion, la possibilité de fabriquer un engin explosif nucléaire ne peut être exclue », ce qui est une définition très large fondée sur une approche prudente. Selon ce critère, l’Iran a aujourd’hui largement dépassé le seuil de QS, établi à 25 kilogrammes d’uranium enrichi pour contenir 20 % ou plus de l’isotope U-235. Rappelons que dans le cadre de l’accord nucléaire de juillet 2015, l’Iran a été limité à l’enrichissement de l’uranium à 3,67 % d’U-235, un niveau adapté aux réacteurs de puissance.
La question nucléaire iranienne a souvent été réduite au calcul du « break-out time », soit le temps nécessaire à l’Iran pour accumuler assez de matière fissile pour produire une charge nucléaire. L’analyse israélienne et une partie de l’analyse américaine indiquaient à la fin de l’année 2020 que le « break-out time » s’établissait alors entre 2,5 et 5 mois. À ce titre, outre les estimations quantitatives de l’AIEA en matière de quantités d’uranium enrichi, l’augmentation et la diversification des centrifugeuses installées en cascades permettent d’estimer que le « break-out time » peut désormais se compter en jours (il avait été établi environ à douze mois avec la mise en œuvre du PAGC). Le 28 février 2023, le sous-secrétaire américain à la Défense Colin Kahl avait déclaré avec une précision inhabituelle que l’Iran pourrait fabriquer assez de matière fissile pour une charge en « environ 12 jours ».
Qu’on le veuille ou non, les progrès récents réalisés par le régime dans le cadre de son programme de missiles s’inscrivent dans ce contexte nucléaire dégradé, précaire, très fragile. Si une menace n’en est pas stricto sensu précisée, la perception d’une menace s’en trouve renforcée dans plusieurs États, y compris voisins. Cette perception continue de nourrir le sentiment d’instabilité stratégique qui émane du Moyen-Orient. Le rapport annuel de la communauté américaine du renseignement publié le 6 février 2023 se concentre sur les développements, y compris en matière de portées longues, et prévient : « les programmes de missiles balistiques de l’Iran, qui comprennent déjà le plus grand nombre de missiles balistiques de la région, continuent de représenter une menace pour les pays du Moyen-Orient. L’Iran a mis l’accent sur l’amélioration de la précision, de la létalité et de la fiabilité de ses missiles. Les travaux de l’Iran sur les lanceurs spatiaux (SLV) — y compris son Simorgh — raccourcissent le délai de mise au point d’un ICBM s’il décidait d’en développer un, car les SLV et les ICBM utilisent des technologies similaires. » Plus largement encore, la politique nucléaire menée par l’Iran est à l’évidence l’un des volets d’une dissuasion articulée sur le développement d’une capacité balistique opérationnelle, d’une capacité en matière de drones, de missiles de croisière, d’une capacité spatiale, cyber, destinées à accroitre le cout d’un conflit conventionnel pour un adversaire potentiel.