Quelle forme peuvent désormais prendre les négociations avec Téhéran ?
Pour mémoire, le contentieux nucléaire avec l’Iran est entré dans une nouvelle phase critique après l‘échec des négociations de Vienne sur la relance du PAGC. Cet échec fut avéré lorsque le 1er septembre 2022, les négociateurs iraniens demandèrent de mettre un terme aux enquêtes de l’AIEA sur trois sites nucléaires non déclarés, ce qui était irrecevable pour les autres parties. Le processus multilatéral de négociations au format viennois s’est donc soldé par une déconvenue. Au passage, c’est une déconvenue pour la diplomatie européenne commune, comme pour les diplomaties nationales impliquées en Europe. Le format E3/UE + 3 (Et non P5 + 1 comme l’on continue de le présenter à tort) conforté par la conclusion de l’accord nucléaire de 2015 n’est probablement plus un format utile de négociation aujourd’hui : les dissensions stratégiques accumulées entre la Chine, la Russie d’un côté et les États-Unis de l’autre, la Russie d’un côté et la France, l’Allemagne et l’Union européenne de l’autre, non seulement polluent aujourd’hui le dossier nucléaire iranien, mais encore en instrumentalisent les enjeux avec un opportunisme dommageable à l’objet de futures négociations.
Dans ce jeu de cartes rebattu, un format bilatéral américano-iranien a réapparu au printemps de cette année dans un objectif avéré mais aussi limité de désescalade. D’abord, cette apparition tardive traduit le caractère décidément non prioritaire de la question nucléaire iranienne au sein de l’administration Biden, ce que l’on savait depuis les premières annonces du candidat Biden sur ce sujet. Les États-Unis et l’Iran ont semble-t-il discuté du plafonnement du stock d’U-235 à 60 % lors de pourparlers indirects à Oman au printemps, mais aucun plafond n’a été annoncé, alors que les discussions semblaient être suspendues en attendant la finalisation de l’échange de prisonniers entre les deux pays. L’on se souvient que l’Iran a libéré cinq prisonniers américains le 18 septembre dernier en échange de cinq Iraniens détenus par les États-Unis et d’un accès à 6 milliards de dollars d’actifs gelés.
Lors d’une conférence de presse tenue le 11 septembre dernier, le directeur général de l’AIEA, Rafael Mariano Grossi, a déploré une forme de « banalisation » de la question nucléaire iranienne avec le temps, ainsi qu’une « baisse d’intérêt » des États membres à l’égard des questions en suspens avec Téhéran. M. Grossi a rappelé que les problèmes de l’agence avec l’Iran sont « aussi valables aujourd’hui qu’ils l’étaient auparavant ». Cette rhétorique est inquiétante mais prévisible. Je crois profondément que la variable temporelle, rarement prise en compte dans le débat sur le nucléaire iranien, est centrale : vingt ans de contentieux ont inscrit le développement du programme nucléaire iranien, associé à une politique d’ambiguïté permanente, dans une tolérance que ladite communauté internationale n’était résolument pas prête à assumer vingt ans plus tôt.
Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant désormais que des acteurs jusqu’alors à l’écart ou plus discrets ne fassent leur apparition ou ne s’affermissent : la Chine bien sûr, qui étend les moyens de sa diplomatie de crise au Moyen-Orient depuis quelques années en proposant ses bons offices, la Turquie, voire encore d’autres puissances régionales. À ce titre, le temps long du dossier nucléaire iranien épouse les transformations à l’œuvre dans la dynamique structurelle des relations internationales contemporaines, et en offre une illustration pertinente.
Quels seraient les effets régionaux d’un Iran nucléaire ?
De manière générale, en matière stratégique, j’ai à cœur de tempérer la tentation du catastrophisme. La multitude des commentateurs promettant sans ciller l’usage de l’arme nucléaire par la Russie au cours de la première année de guerre en Ukraine se sont lourdement fourvoyés, comme ceux qui prévoyaient un embrasement nucléaire du Moyen-Orient au milieu de la décennie 2000. Rappelons d’abord qu’un Iran doté de l’arme nucléaire n’est pas une fatalité. Selon le rapport du renseignement américain précité, « l’Iran n’entreprend pas actuellement les activités principales de développement nécessaires pour produire un dispositif nucléaire prêt à l’essai ». Le document avait fait le même constat l’année précédente. À la différence de la Corée du Nord, où l’arme nucléaire correspond à une stratégie d’obtention assumée depuis trente ans par la dynastie au pouvoir, rien ne permet d’affirmer qu’une telle décision a été prise à Téhéran. Toutes choses étant égales par ailleurs, le cas iranien évoque davantage, de ce point de vue au moins, le scénario suédois des années 1950 et du début des années 1960, quand un programme fut développé pour un faisceau de raisons scientifiques, technologiques, industrielles alors que les élites politiques décidaient de ne pas décider.