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Iran : la menace d’une « banalisation » de la question nucléaire ?

En définitive, la question nucléaire iranienne peut à présent se formuler de la manière suivante : si la constitution d’une ogive puis sa vectorisation doivent être très détaillées pour qualifier une menace potentielle, c’est l’enjeu du seuil qui importe. Une stratégie de seuil vise à maintenir l’option d’une acquisition rapide d’armes nucléaires en se fondant sur une capacité technique de production. Alors que la question est généralement examinée au regard du risque de prolifération nucléaire régionale, c’est plutôt le risque d’une cascade de stratégies de seuil qu’il est encore possible d’anticiper. À ce titre, les annonces de 2006, 2007 en provenance de plusieurs pays arabes s’agissant d’une relance de programmes nucléaires civils témoignaient de deux réalités encore valables à ce jour : d’une part, une anxiété réelle face aux révélations du programme iranien ; d’autre part, l’insuffisance de ce facteur pour motiver le lancement de véritables stratégies de seuil en réponse, si l’on se réfère à la lenteur des progrès réalisés dans ce sens par les pays du Golfe comme par l’Égypte.

Le cas saoudien relativise cette réalité en illustrant correctement la nature des enjeux de prolifération contemporains. En somme, la position saoudienne a évolué d’un accord de principe à ne pas se lancer dans les filières de l’enrichissement de l’uranium comme du retraitement du plutonium (dans les années 2007, 2008) à un refus de principe de se l’interdire (la position actuelle). Cette évolution traduit en termes concrets une affirmation du pouvoir, depuis les premiers accords intérimaires avec l’Iran qui conduisirent à la conclusion du PAGC, selon laquelle Riyad n’accepterait jamais d’avoir moins de droits nucléaires que Téhéran. Il s’agit bien d’une revendication à l’acquisition potentielle d’une capacité nucléaire latente à bas bruit. Mais c’est insuffisant à conclure que l’Arabie saoudite s’est lancée dans une stratégie de seuil qui serait destinée à dissuader une stratégie de seuil iranienne. Les facteurs nucléaire et balistique iraniens rendent compte, en revanche, des efforts saoudiens en termes d’acquisition de moyens de défense conventionnels. Cette réalité est très documentée depuis le lancement en 2003 d’un examen de la stratégie de défense du Royaume.

Si l’Arabie saoudite se lançait résolument dans les années à venir dans une stratégie de latence « à l’iranienne », fondée sur un discours politique ambigu, un récit national sensiblement infléchi, un comportement peu coopératif avec l’AIEA, un refus assumé d’accroitre la qualité de son mécanisme de garanties avec l’Agence, alors un risque de fragilisation du régime de non-prolifération nucléaire au Moyen-Orient pourrait se faire jour. Jusqu’à présent, la réalité d’une contagion ne s’est produite dans aucun des cas d’espèce pertinents : Japon, République de Corée, Suède, ou Égypte, en particulier.

Propos recueillis par Thomas Delage le 14 novembre 2023

Note

(1) En anglais : JCPoA, pour Joint Comprehensive Plan of Action, conclu le 14 juillet 2015 entre l’Iran et les E3/UE + 3.

Légende de la photo en première page : En mars 2023, le chef d’état-major de l’armée américaine rappelait que les États-Unis « restent déterminés à ce que l’Iran ne dispose pas d’une arme nucléaire opérationnelle ». Une déclaration témoignant d’une inflexion de Washington sur le sujet, alors que la ligne américaine était jusque-là de refuser à l’Iran toute avancée vers la possession d’une arme nucléaire. En mai 2023, c’est le général israélien Nimrod Aloni qui déclarait que la ligne rouge d’Israël était « de ne pas se retrouver dans une situation dans laquelle l’Iran possède entre ses mains une arme nucléaire opérationnelle ». (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°77, « L’état des conflits dans le monde », Décembre 2023-Janvier 2024.
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