Magazine Moyen-Orient

Tunisie : l’héritage révolutionnaire selon Kaïs Saïed

Le 25 juillet 2022, le président Kaïs Saïed (depuis 2019) a salué la victoire du « oui » (94,6 %) au référendum sur le projet de Constitution soumis par le chef de l’État en personne. Or le taux de participation a seulement été de 30,5 % ; une abstention qui s’explique par le désintérêt des citoyens, mais aussi par le boycott de l’opposition, tandis que tous les recours ont été rejetés. Pour Kaïs Saïed, le nouveau texte marque le début d’une ère inédite, censée « rectifier le processus de la révolution » de 2011. En réalité, il fixe dans le droit un ensemble de pratiques antidémocratiques.

Depuis le 25 juillet 2021 et son « coup de force », Kaïs Saïed procède au démantèlement méthodique du régime parlementaire et de ses dispositifs institutionnels, souvent considérés comme des « acquis démocratiques », issus de la période de transition amorcée le 14 janvier 2011, jour de la fuite de Zine el-Abidine ben Ali (1987-2011). S’il ne s’agit pas de conclure à la fin de la « parenthèse démocratique » en Tunisie, retracer les origines du « projet saïedien » permet d’éclairer ses dérives autoritaires. Alors que le pays fait face à de nombreux défis ­socio-économiques, le président impose de manière verticale une nouvelle organisation du pouvoir, en rupture avec les principes instaurés durant la décennie postrévolutionnaire.

Les élections présidentielle et législatives de 2019 confirment plusieurs tendances observables depuis 2014, année qui marque la promulgation de la Constitution tunisienne post-Ben Ali, après trois ans de débats et de crises. Les citoyens tunisiens, quand ils ne s’abstiennent pas, sanctionnent les partis et les responsables politiques au pouvoir depuis 2011. Au second tour de la présidentielle, Kaïs Saïed, juriste en droit constitutionnel, est élu avec 72,7 % des suffrages face à Nabil Karoui, magnat des médias libéré de prison 48 heures avant le vote. Le nouveau chef de l’État a su convaincre ses concitoyens en basant sa campagne sur ce que le « peuple veut ». Organisées entre les deux tours de la présidentielle, les législatives s’inscrivent dans la même logique. Nidaa Tounes, formation fondée par l’ancien président Béji Caïd Essebsi (2014-2019), disparaît des rangs de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Pour le parti islamo-conservateur Ennahdha, en proie à des tensions internes, dix années au pouvoir se traduisent par la perte d’un million de voix et de nombreux sièges (52 sur 217, contre 89 en 2011). À l’inverse, de nouvelles formations font une percée remarquée. Qalb Tounes (Au cœur de la Tunisie), né en 2019 autour de Nabil Karoui, remporte 38 mandats. Le Parti destourien libre (PDL), qui rassemble les nostalgiques de Ben Ali, devient le premier groupe d’opposition à Ennahdha avec 17 élus. Ce dernier est également concurrencé par une formation islamo-nationaliste, Al-Karama (Coalition de la dignité ; 21 députés).

Suspension sine die du régime parlementaire

La période électorale de 2019 consacre, d’un côté, un président de la République doté d’une forte légitimité populaire et convaincu de la nécessité de réformer un ordre constitutionnel et politique dominé par des partis et des responsables qui ont trahi les revendications de 2011, et de l’autre, un Parlement fragmenté, composé d’appareils partisans discrédités qui ne peuvent que constituer des coalitions hétéroclites afin de gouverner.

Le 25 juillet 2021, à l’issue d’une journée de mobilisation dans plusieurs gouvernorats, Kaïs Saïed annonce l’instauration de mesures exceptionnelles. En cas de « péril imminent » pour la nation, le texte constitutionnel permet au chef de l’État de bénéficier de pouvoirs étendus. Face à la menace de « guerre civile » et d’« effondrement de nombreux services publics », il déclare le « gel » des activités du Parlement et la levée de l’immunité des députés. De plus, il démet de ses fonctions le gouvernement de Hichem Mechichi (2020-2021) et prend la direction du ministère public. Ces mesures sont accueillies par des scènes de liesse dans les rues des grandes villes. Dans un contexte économique, social et sanitaire tendu, la paralysie des institutions, les actes de violence au Parlement et l’impunité de certains élus ont renforcé le sentiment de colère à l’égard de la classe politique. Dès lors, la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme est perçue comme souhaitable, ou du moins inéluctable, afin de faire face aux multiples crises qui minent le quotidien des populations.

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