Face à des oppositions discréditées et divisées, Kaïs Saïed, qui bénéficie du soutien des forces de sécurité et de l’opinion publique, peut manœuvrer seul. Le 22 septembre 2021, il publie le décret no 117, qui prolonge les mesures exceptionnelles et suspend une large partie de la Constitution de 2014. Les textes législatifs prennent la forme de décrets-lois promulgués par le chef de l’État. De plus, ce dernier exerce le pouvoir exécutif, reléguant le gouvernement à un rôle d’assistant. Les décrets-lois présidentiels ne peuvent faire l’objet d’aucun recours juridique puisque l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL) est supprimée. Selon la Constitution, cette autorité devait disparaître au profit d’une véritable Cour constitutionnelle, finalement jamais établie.
La mainmise du chef de l’État sur la fonction judiciaire
Profitant de la dynamique du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed poursuit la « purification du système politique et partisan » postrévolutionnaire. À plusieurs reprises, il cible le pouvoir judiciaire, incarné par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qu’il accuse d’être corrompu. Cette institution, dont la composition et les missions sont précisées dans la Constitution de 2014, est centrale pour le fonctionnement de la justice et son indépendance. Le CSM est, par exemple, chargé de nommer les juges pour les enquêtes judiciaires, administratives et financières. Dans sa lutte, Kaïs Saïed peut s’appuyer sur un contexte politico-médiatique favorable. En effet, des membres du comité de défense de Chokri Belaïd (1964-2013) et de Mohamed Brahmi (1955-2013), deux militants de gauche assassinés, assurent détenir de nouveaux éléments prouvant que des responsables d’Ennahdha, des cadres sécuritaires et des juges ont entravé les enquêtes autour des meurtres politiques. Alors que des manifestations sont prévues à Tunis le 6 février 2022, jour de l’anniversaire de la mort de Chokri Belaïd, Kaïs Saïed annonce la dissolution du CSM : cette suppression et la création d’un nouvel organe de 21 membres nommés par le chef de l’État remettent en question l’avenir de l’indépendance de la justice en Tunisie.
Le 1er juin 2022, Kaïs Saïed renouvelle ses attaques contre les magistrats en énumérant plusieurs abus, sans pour autant en préciser les détails. Il assure être contraint d’agir pour que la justice soit « indépendante, juste et équitable », et cela, conformément aux attentes du « peuple tunisien ». Le jour même, deux décrets sont publiés. Le premier permet de révoquer un juge « en raison d’un fait qui lui est imputé et qui est de nature à compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement ». De plus, le document précise que la décision présidentielle de révocation ne peut faire l’objet d’aucun recours et qu’elle entraîne des poursuites pénales. Le second est une exécution immédiate des nouvelles prérogatives : 57 juges sont limogés pour « corruption » et « atteinte à la sécurité de l’État » ; deux magistrates sont, quant à elle, renvoyées pour « outrages aux mœurs ».
En quelques mois, Kaïs Saïed a restreint l’autonomie et l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Constitution de 2022 s’inscrit dans cette dynamique puisque le texte adopté revient sur plusieurs acquis obtenus au cours des dernières années. Ainsi, le concept de « pouvoir » a disparu, remplacé par le terme ambigu de « fonction juridictionnelle », traduisant une forme de réduction du statut accordé à la justice. De plus, les changements dans la composition et les missions de la Cour constitutionnelle affaiblissent ce contre-pouvoir, chargé de veiller à la séparation des pouvoirs et de protéger les droits et les libertés fondamentales. De douze membres nommés par le président de la République, le Parlement et le CSM, la Constitution de 2022 précise qu’ils ne seront plus que neuf, tous désignés par décret présidentiel. Aussi, la cour ne devient-elle compétente qu’en matière de contrôle de constitutionnalité des textes juridiques. Elle n’est, par exemple, plus consultée lorsque le président déclare l’état d’exception. Enfin, le texte de 2022 ne prévoit plus de procédure de destitution du chef de l’État en cas de violation manifeste de la Constitution.
Quel sera l’état des libertés dans la Tunisie de Kaïs Saïed ? Si la charte des droits et libertés a été maintenue dans le texte de 2022, l’introduction de l’idée selon laquelle l’État œuvre à la réalisation des « finalités de l’islam » a soulevé de nombreuses interrogations sur les rapports entre État et religion. Le contrôle de l’exécutif sur la justice fait surtout peser, sur les citoyens et les acteurs évoluant dans les sphères politiques, militantes, médiatiques, associatives ou universitaires, la menace d’être poursuivi par le pouvoir en place. Le 16 septembre 2022, Kaïs Saïed a promulgué un décret-loi qui introduit une peine de prison de cinq ans et une amende de 50 000 dinars (environ 15 200 euros) pour toute personne répandant de « fausses informations » ou des « rumeurs » sur Internet.