À l’issue de la guerre civile (1975-1990), des femmes asiatiques (Sri Lanka, Philippines) et africaines (Éthiopie, Togo, Ghana) ont remplacé les employées arabes dans les foyers libanais. Cette substitution s’est opérée après la disparition du système reposant sur l’emploi de villageoises, souvent dans le cadre de relations familiales ou clientélistes. Le caractère corvéable de cette main-d’œuvre et son moindre coût expliquent le succès rapide de cette migration féminine, au moins jusqu’au début de la crise économique en 2019. Les arrivées masculines étaient arabes (Égypte, Syrie, Soudan, Irak), puis majoritairement originaires du Bangladesh à partir des années 2010.
Jusqu’à la veille de la crise, le Liban avait une population résidente d’environ 6 millions de personnes – le seul recensement officiel date de 1932 –, dont 2 millions d’étrangers, chiffre difficile à estimer avec exactitude, mais qui montre que ces derniers représentaient 30 % du total. Les réfugiés palestiniens et syriens comptaient pour au moins les deux tiers de cette population, avec de fortes incertitudes sur la partie d’entre eux vivant de manière permanente dans le pays, en raison de l’instrumentalisation politique des statistiques liées à l’accueil des réfugiés. Ainsi, aux côtés des centaines de milliers de Palestiniens et de Syriens historiquement employés dans les secteurs de la construction ou de l’agriculture, on recensait quelque 400 000 migrants non réfugiés, dont 250 000 travailleuses domestiques, dans un pays où la population active était estimée à seulement 1,8 million de personnes, selon la dernière enquête datant de 2019 (1).
Beyrouth, la capitale, est donc devenue une ville internationale et cosmopolite dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, un caractère qui s’atténue actuellement, sans pour autant s’effacer. Les migrants s’établissent dans des quartiers aux marges de la métropole, mais aussi dans des « lieux intervalles », insérés étroitement dans les espaces de la légitimité citadine au sein desquels ils constituent des enclaves abritant des personnes de statuts différents. Ils développent différents ancrages dans la ville et déploient leurs commerces, leurs sociabilités et leur religiosité. Ils contribuent à la fabrique urbaine et à la redéfinition des rapports d’altérité.
Travail et catégories
L’ensemble des migrants non arabes est soumis au système de la kafala (parrainage), pratique administrative implantée depuis le début des années 1990 par la Sûreté générale, autorité douanière responsable du contrôle des frontières, en dehors de tout texte de loi. Le processus d’entrée de ces étrangers au Liban se fait généralement après l’obtention d’un visa de travail, en accord avec le sponsor ou le tuteur (kafil), soit à travers une demande déposée par les agences de recrutement, soit par un employeur individuel. Le tuteur est supposé couvrir pour les employés les frais de voyage et l’assurance maladie. Cependant, les intermédiaires dans les pays d’origine, tout comme les agences de recrutement ou de placement au Liban, exigent le plus souvent que l’employé contribue officieusement à ces frais pour avoir la chance d’être recruté, ces contributions/extorsions allant de 200 à 500 dollars, et pouvant atteindre 1 000 dollars dans certains cas (2).
Une fois sur le territoire libanais, ces migrants peuvent être regroupés en trois grandes catégories statutaires : les travailleurs et travailleuses rattachés exclusivement à un seul employeur, les indépendants, et les individus en situation irrégulière.
Les travailleurs rattachés à un seul employeur, dont les domestiques vivant dans les espaces clos de la maison de leurs patrons, constituent le cas le plus emblématique. Puis, un grand nombre est directement employé par des entreprises de nettoyage ou de maintenance, ou des agences de sous-traitance assurant ces services dans le privé comme dans le public. En plus de souffrir d’une mobilité spatiale et sectorielle réduite, leur passeport pouvant être confisqué dans la majorité des cas, ces migrants sont généralement privés de la possibilité de changer d’employeur, et la rupture du contrat de travail conduit ipso facto à la perte du droit de séjourner sur le territoire libanais. Les travailleurs et travailleuses free-lance peuvent être à leur compte ou au service de différents employeurs. Toujours encadrés par leur régime de la kafala, ils obtiennent du sponsor le droit de renouveler le permis de séjour sans pour autant travailler pour lui. Le plus souvent, ils ont commencé leur trajectoire au Liban avec un employeur exclusif, et à la fin du contrat, le kafil les laisse s’établir à leur propre compte en leur demandant de s’acquitter des frais de renouvellement des permis de séjour, voire d’en payer d’autres. Le travailleur à son compte perd néanmoins l’assurance maladie et la couverture des frais de voyage qui incombent généralement à l’employeur. Il reste dans une relation de dépendance à l’égard de son sponsor, sans lequel il tomberait automatiquement en situation irrégulière et risquerait alors d’être expulsé.