Magazine Moyen-Orient

Travailleurs étrangers : la place des migrants dans la ville au Liban

Avec la crise de 2019, le couple a souffert d’une chute drastique de ses revenus fixes (les salaires de concierge de H. ou d’aide à domicile de M.), divisés par 10 environ, à la suite de la dépréciation de la livre face au dollar. Ils s’adaptent alors en diminuant les dépenses alimentaires, et en augmentant le temps de travail à domicile (pour M.) et les services rendus aux magasins (pour H.). Dans ce contexte, H. décline une offre d’emploi dans un restaurant, un travail de nuit qui lui aurait rapporté 300 dollars par mois, car en plus des contraintes de la fatigue et du temps, l’emploi fixe représentait pour lui le retour à une forme de dépendance qui le rattacherait à un employeur exclusif.

Présences migrantes en ville

Comme nombre de leurs compatriotes, H. et M. fréquentent le marché de Sabra, un groupement palestinien en bordure du camp de Chatila et de la banlieue sud, qui constitue un site commercial important où se retrouvent des bouchers et des vendeurs de fruits et légumes palestiniens, libanais et syriens. L’internationalisation de la ville passe ainsi par les lieux de centralités migrantes et par les colocations, la plupart du temps selon une logique mononationale. Elle opère majoritairement à partir des marges urbaines. Les colocations s’insèrent dans des quartiers périphériques de Beyrouth et dans les camps palestiniens (Bourj Hammoud, Ouzai, Mar Elias, Chatila, Bourj al-Brajné). Les lieux de centralités migrantes principaux prennent place au sud et au nord de la ville : Sabra et le quartier de Dawra dans la municipalité de Bourj Hammoud. À Sabra, depuis 2011, tous les dimanches, jour de forte affluence, des Bangladais, arrivés en nombre au Liban – ils étaient plus de 40 000 avant la crise de 2019, selon une estimation de l’ambassade du Bangladesh –, investissent ce marché avec leurs propres commerces constitués de légumes asiatiques, de poissons de rivière, d’épices, de produits de beauté, de riz indien pour faire de ce moment l’« événement bangladais de Beyrouth » (6). Au départ, ils installaient leurs étals de fortune devant les échoppes des bouchers, à côté des charrettes à bras des locaux, dans les interstices du marché, créant des cohabitations inédites dans un lieu saturé, autant par la présence humaine que par les significations hétérogènes que chacun y dépose. Depuis l’été 2014, les autorités tentent de circonscrire les activités des Bangladais dans une zone autour de Sabra, tandis que certains louent des emplacements sur le carrefour à des propriétaires arabes. L’intense activité d’achat et de vente se double de lieux de services offrant des cadres aux sociabilités entre migrants : salons de coiffure, restaurants et même hébergement.

Dans ce processus de « greffe urbaine », les résidents arabes (Libanais, Palestiniens, Syriens) s’accommodent tant bien que mal de la présence des migrants, en l’exploitant (racket, location d’emplacement, vente aux migrants), mais aussi en se rapprochant des univers asiatiques, par esprit commercial ou simple curiosité. Des interactions et des moments de communication nuancent les logiques structurelles de la domination et de la violence. Ces interactions représentent les atomes d’un univers cosmopolite émergeant de la coprésence, confirmant ou infirmant les nombreux gestes de cadrage affirmant la hiérarchie des installés arabes sur les outsiders migrants. Le cosmopolitisme prend alors la forme d’ajustements pragmatiques effectués dans un contexte hiérarchisé. Le cadre relationnel global issu du rapport social structurel qui ordonne les positions de chacun se dissémine en un grand nombre de cadres possibles, de moments de rencontre et d’échanges (7).

À ces centralités à dominante commerciale et sociable, il faut ajouter les fréquentations d’églises de diverses sortes. Au début des années 2010, on comptait « 13 messes faites explicitement en direction des étrangers, toutes faites à Beyrouth et dans sa banlieue nord, sauf une, à Tripoli une fois par mois : sept en anglais, une en cinghalais, à Dawra, quatre en tagalog, deux en banlieue nord, deux à Achrafieh et une en arabe à destination d’un groupe de Soudanais » (8). Quelques années plus tard, on note l’importance de l’intégration au sein d’un univers évangélique internationalement connecté de nombreuses employées domestiques qui disposent ainsi de ressources pour améliorer leur statut sur les plans individuel et collectif (9).

Dans le nord de Beyrouth, le quartier de Dawra, qui était très investi par des migrants, subit aussi les effets de la crise, et les flux d’arrivées, comme à Sabra, se sont amenuisés. Néanmoins, des commerces ethniques – salons de beauté éthiopiens, restaurants indiens, etc. – continuent de fonctionner, de transformer ce territoire urbain, en lui conférant une forte empreinte ethnique. Enfin, la visibilité des migrants est liée à des temporalités spécifiques ; le dimanche est ainsi le « jour des migrants » à Beyrouth, désertée par ses habitants libanais, occupés par leurs sociabilités familiales, en visite dans leur village de montagne ou en excursion. La ville appartient alors un peu aux étrangers, à ceux en tout cas qui ont le loisir de profiter de ce jour off.

L’avenir incertain de Beyrouth

Alors que le ministère du Travail avait adopté, en septembre 2020, une réforme du régime d’encadrement des travailleurs migrants sous la forme d’un contrat unifié garantissant un meilleur accès aux droits et aux protections légales, le Conseil d’État a suspendu cette décision sur la base d’une plainte déposée par le syndicat des agences de recrutement. Au moment où l’ensemble des habitants du pays subit la précarité économique, une précarité que le maintien de la kafala rend encore plus insupportable pour les migrants, nul ne peut prédire ce qu’il adviendra de Beyrouth, ville internationale en voie de rétractation.

Notes

(1) ACS/OIT, « Labour Force and Household Living Conditions Survey 2018-2019, Lebanon », 2020.

(2) Karim El Mufti, Migration, Remittances and Possible Return of Ethiopian Domestic Workers in Lebanon, CELIM/AICS, 2019.

(3) OIT, The Labyrinth of justice : Migrant domestic workers before Lebanon’s courts, 2020.

(4) ACS/OIT, « Lebanon Follow-up Labour Force Survey – January 2022 », 2022.

(5) Euro-Med Human Rights Monitor, « Lebanon : Insufficient laws plague foreign domestic female workers during COVID19 », 6 juin 2020.

(6) Assaf Dahdah, Habiter la ville sans droits : Les travailleurs migrants dans les marges de Beyrouth (Liban), thèse de géographie, Aix-Marseille université, 2015.

(7) Loubna Dimachki et Nicolas Puig, « Réduire l’étrangeté : Interactions entre installés arabes et migrants asiatiques sur un marché de Beyrouth », in Hommes & Migrations, no 1319, 2017, p. 28-37.

(8) Julien Bret, « Le jour des migrants, pratiques dominicales des migrants non arabes à Beyrouth », in Kamel Doraï et Nicolas Puig, L’urbanité des marges : Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Téraèdre/IFPO, 2012, p. 181-201.

(9) Fatiha Kaouès, « Migrantes au Liban : l’église évangélique comme mode d’intégration sociale », in Hommes & Migrations, no 1319, 2017, p. 41-48.

Légende de la photo en première page : Rue commerçante dans le camp palestinien de Chatila, à Beyrouth, en février 2018. © Shutterstock/Catay

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°56, « Liban : un État en voie de disparition ? », Octobre-Décembre 2022.

À propos de l'auteur

Nizar Hariri

Chercheur à l’Observatoire universitaire de la réalité socio-économique de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

À propos de l'auteur

Nicolas Puig

Chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD ; URMIS ; université Paris Cité).

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