Magazine Moyen-Orient

Tunisie : l’héritage révolutionnaire selon Kaïs Saïed

Un processus constitutionnel verrouillé et personnalisé

Depuis la prise des pleins pouvoirs, les décisions successives du président de la République lèvent les derniers doutes quant à sa volonté de maintenir les partis et les députés aux marges de la vie publique. Jusqu’à la publication du décret no 117 en septembre 2021, Kaïs Saïed bénéficie d’un blanc-seing, quand il ne s’agit pas d’un franc soutien, de plusieurs responsables politiques tunisiens, qui voient dans le « coup » de juillet l’occasion d’écarter l’islam politique (Ennahdha) et ses alliés de circonstance (Qalb Tounes, Al-Karama) du pouvoir. Le prolongement des mesures ainsi que les annonces de réformes constitutionnelles font basculer les partis, à l’exception des nationalistes arabes de Harakat Echaab (Mouvement du peuple) dans l’opposition. Ils dénoncent depuis une trahison du « processus du 25 juillet », auquel une large partie d’entre eux a cru. Dans l’impossibilité d’accéder physiquement à l’ARP, les parlementaires contestent les décisions présidentielles et tentent de rompre leur marginalisation en ressuscitant un Parlement virtuel sur Internet. À la suite d’une séance plénière en ligne en mars 2022, Kaïs Saïed prononce la dissolution de l’Assemblée.

Le « projet saïedien » pose la question de la forme de l’engagement dans un système aux allures autoritaires qui ne laisse presque aucun espace politique pour l’expression d’intérêts partisans. En effet, le président compte bien se passer des représentants nationaux et des formations partisanes pour mettre en place sa vision de l’organisation du pouvoir démocratique « par la base ». Dans les faits, au-delà des mesures de répression qui ont touché les députés (perte de l’immunité, de l’indemnité financière et de la couverture sociale, interdiction de voyager, assignation à résidence, procès devant les juridictions militaires…) et les partis (interdiction de rassemblement, d’accès à certains médias…), le processus constitutionnel illustre la volonté de Kaïs Saïed de court-circuiter les instances intermédiaires nationales de représentation.

Début décembre 2021, Kaïs Saïed annonce l’organisation d’une consultation populaire en ligne, ouverte à tous les citoyens et dont les résultats serviront à préparer des amendements constitutionnels. Il s’agit surtout pour le chef de l’État de faire valider son projet, tout en donnant au processus une « caution démocratique ». Deux mois plus tard, il dévoile les résultats : sans surprise, en raison notamment de la formulation des questions, 86,4 % des participants ont plébiscité le régime présidentiel. Or seulement 500 000 citoyens ont répondu au questionnaire. Malgré l’absence de représentativité de cette consultation, Kaïs Saïed annonce qu’un nouveau texte constitutionnel est en préparation. Dès lors, il charge Sadok Belaïd, constitutionnaliste et ancien membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (HIROR), de coordonner le « Haut Comité consultatif pour la nouvelle République ». Cette commission encadre les travaux de trois bureaux, dont un consacré au « dialogue national » dans lequel siègent des organisations syndicales, des associations et des personnalités publiques, toutes nommées par le chef de l’État. Aucune formation politique ne participe aux discussions de cette consultation nationale chargée de fonder la « nouvelle République ».

Publié moins d’un mois avant le référendum, le projet de Constitution fait l’objet de critiques. Les élus exclus du processus, des acteurs de la société civile et des juristes dénoncent sa dimension hyperprésidentialiste, l’absence de séparation des pouvoirs, la suppression des autorités indépendantes, la disparition du chapitre sur le pouvoir local ou le révisionnisme de la dynamique révolutionnaire. Plus surprenant, Kaïs Saïed doit affronter des mises en garde émanant de son propre camp. Alors qu’il fait partie des rédacteurs, Sadok Belaïd prend position contre le texte proposé : d’après lui, la version soumise au peuple est éloignée de celle élaborée par le comité consultatif. Face au danger que représente le texte du président, le juriste publie la version qu’il avait soumise. L’affaire renforce l’idée selon laquelle Kaïs Saïed a utilisé des dispositifs consultatifs, non pas pour ouvrir un espace de dialogue susceptible de faire émerger des solutions à la crise politique, mais pour donner un vernis démocratique à son projet de refonte constitutionnelle. Dans ce contexte, la campagne référendaire est marquée par une série de recompositions dans les rangs de l’opposition. Tiraillés entre appels à voter « non », au risque de contribuer à la légitimation du processus, et invitations au boycott, au risque de favoriser une victoire du « oui », les partis peinent à adopter une position commune susceptible de constituer un front anti-Saïed. Du côté de la société civile, dont le rôle dans la transition a été salué à l’international, la publication du projet de nouvelle Constitution a été un déclic, poussant les associations historiques et post-2011 à se mobiliser contre le « projet saïedien ».

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